Pêcheur dIslande | Page 3

Pierre Loti
p?le.
Et puis ces manières de Yann faisaient de la peine à Sylvestre et le surprenaient. Lui était un enfant vierge, élevé dans le respect des sacrements par une vieille grand'mère, veuve d'un pêcheur du village de Ploubazlanec. Tout petit, il allait chaque jour avec elle réciter un chapelet, à genoux sur la tombe de sa mère. De ce cimetière, situé sur la falaise, on voyait au loin les eaux grises de la Manche où son père avait disparu autrefois dans un naufrage.
--Comme ils étaient pauvres, sa grand'mère et lui, il avait d? de très bonne heure naviguer à la pêche, et son enfance s'était passée au large. Chaque soir il disait encore ses prières et ses yeux avaient gardé une candeur religieuse. Il était beau, lui aussi, et, après Yann, le mieux planté du bord. Sa voix très douce et ses intonations de petit enfant contrastaient un peu avec sa haute taille et sa barbe noire; comme sa croissance s'était faite très vite, il se sentait presque embarrassé d'être devenu tout d'un coup si large et si grand. Il comptait se marier bient?t avec la soeur de Yann, mais jamais il n'avait répondu aux avances d'aucune fille.
A bord, ils ne possédaient en tout que trois couchettes, - une pour deux - et ils y dormaient à tour de r?le, en se partageant la nuit.
Quand ils eurent fini leur fête, --célébrée en l'honneur de l'Assomption de la Vierge leur patronne, - il était un peu plus de minuit. Trois d'entre eux se coulèrent pour dormir dans les petites niches noires qui ressemblaient à des sépulcres, et les trois autres remontèrent sur le pont reprendre le grand travail interrompu de la pêche; c'était Yann, Sylvestre, et un de leur pays appelé Guillaume.
Dehors il faisait jour, éternellement jour.
Mais c'était une lumière pale, pale, qui ne ressemblait à rien; elle tra?nait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d'eux, tout de suite commen?ait un vide immense qui n'était d'aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique.
L'oeil saisissait à peine ce qui devait être la mer: d'abord cela prenait l'aspect d'une sorte de miroir tremblant qui n'aurait aucune image à refléter; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine de vapeur, - et puis, plus rien; cela n'avait ni horizon ni contours.
La fra?cheur humide de l'air était plus intense, plus pénétrante que du vrai froid, et, en respirant, on sentait très fort le go?t de sel. Tout était calme et il ne pleuvait plus; en haut, des nuages informes et incolores semblaient contenir cette lumière latente qui ne s'expliquait pas; on voyait clair, en ayant cependant conscience de la nuit, et toutes ces paleurs des choses n'étaient d'aucune nuance pouvant être nommée.
Ces trois hommes qui se tenaient là vivaient depuis leur enfance sur ces mers froides, au milieu de leurs fantasmagories qui sont vagues et troubles comme des visions. Tout cet infini changeant, ils avaient coutume de le voir jouer autour de leur étroite maison de planches, et leurs yeux y étaient habitués autant que ceux des grands oiseaux du large.
Le navire ce balan?ait lentement sur place; en rendant toujours sa même plainte, monotone comme une chanson de Bretagne répétée en rêve par un homme endormi. Yann et Sylvestre avaient préparé très vite leurs hame?ons et leurs lignes, tandis que l'autre ouvrait un baril de sel et, aiguisant son grand couteau, s'asseyait derrière eux pour attendre.
Ce ne fut pas long. A peine avaient-ils jeté leurs lignes dans cette eau tranquille et froide, ils le relevèrent avec des poissons lourds, d'un gris luisant d'acier.
Et toujours, et toujours, les morues vives se faisaient prendre; c'était rapide et incessant, cette pêche silencieuse. L'autre éventrait, avec son grand couteau, aplatissait, salait, comptait; et la saumure qui devait faire leur fortune au retour s'empilait derrière eux, toute ruisselante et fra?che.
Les heures passaient monotones, et, dans les grandes régions vides du dehors, lentement la lumière changeait; elle semblait maintenant plus réelle. Ce qui avait été un crépuscule blême, une espèce de soir d'été hyperborée, devenait à présent, sans intermède de nuit, quelque chose comme une aurore, que tous les miroirs de la mer reflétaient en vagues tra?nées roses...
--C'est s?r que tu devrais te marier, Yann, dit tout à coup Sylvestre, avec beaucoup de sérieux cette fois, en regardant dans l'eau. (Il avait l'air de bien en conna?tre quelqu'une en Bretagne qui s'était laissé prendre aux yeux bruns de son grand frère, mais il se sentait timide en touchant à ce sujet grave.)
--Moi!... Un de ces jours, oui, je ferai mes noces - et il souriait, ce Yann, toujours dédaigneux, roulant ses yeux vifs - mais avec aucune des filles du pays; non, moi, ce sera avec la mer, et je vous invite tous, ici tant que vous êtes, au bal que
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