chair et en os devant le
spectateur, enlacés tous dans les liens d'une situation commune,
emportés tous par le même événement, mais ayant chacun sa nature
personnelle, sa physionomie distincte, concourant chacun à l'effet
général par des idées, des sentiments, des actes qui lui sont propres et
qui découlent de son individualité. Ce n'est point le fait, ce n'est point la
situation qui a dominé le poëte et où il a cherché tous ses moyens de
saisir et d'émouvoir. La situation lui a paru posséder les conditions
d'une grande scène dramatique; le fait l'a frappé comme un cadre
heureux où pouvait venir se placer la vie. Soudain il a enfanté des êtres
complets en eux-mêmes, animés et tragiques indépendamment de toute
situation particulière et de tout fait déterminé; il les a enfantés capables
de sentir et de déployer, sous nos yeux, tout ce que pouvait faire
éprouver et produire à la nature humaine l'événement spécial au sein
duquel ils allaient se mouvoir; et il les a lancés dans cet événement,
bien sûr qu'à chaque circonstance qui lui serait fournie par le récit, il
trouverait en eux, tels qu'il les avait faits, une source féconde d'effets
pathétiques et de vérité.
Ainsi crée le poëte, et tel est le génie poétique. Les événements, les
situations même ne sont pas ce qui lui importe, ce qu'il se complaît à
inventer: sa puissance veut s'exercer autrement que dans la recherche
d'incidents plus ou moins singuliers, d'aventures plus ou moins
touchantes; c'est par la création de l'homme lui-même qu'elle se
manifeste; et quand elle crée l'homme, elle le crée complet, armé de
toutes pièces, tel qu'il doit être pour suffire à toutes les vicissitudes de
la vie, et offrir en tous sens l'aspect de la réalité. Othello est bien autre
chose qu'un mari jaloux et aveuglé, et que la jalousie pousse au meurtre;
ce n'est là que sa situation pendant la pièce, et son caractère va fort au
delà de sa situation. Le More brûlé du soleil, au sang ardent, à
l'imagination vive et brutale, crédule par la violence de son
tempérament aussi bien que par celle de sa passion; le soldat parvenu,
fier de sa fortune et de sa gloire, respectueux et soumis devant le
pouvoir de qui il tient son rang, n'oubliant jamais, dans les transports de
l'amour, les devoirs de la guerre, et regrettant avec amertume les joies
de la guerre quand il perd tout le bonheur de l'amour; l'homme dont la
vie a été dure, agitée, pour qui des plaisirs doux et tendres sont quelque
chose de nouveau qui l'étonne en le charmant, et qui ne lui donne pas le
sentiment de la sécurité, bien que son caractère soit plein de générosité
et de confiance; Othello enfin, peint non-seulement dans les portions de
lui-même qui sont en rapport présent et direct avec la situation
accidentelle où il est placé, mais dans toute l'étendue de sa nature et tel
que l'a fait l'ensemble de sa destinée; c'est là ce que Shakspeare nous
fait voir. De même Jago n'est pas simplement un ennemi irrité et qui
veut se venger, ou un scélérat ordinaire qui veut détruire un bonheur
dont l'aspect l'importune; c'est un scélérat cynique et raisonneur, qui de
l'égoïsme s'est fait une philosophie, et du crime une science; qui ne voit
dans les hommes que des instruments ou des obstacles à ses intérêts
personnels; qui méprise la vertu comme une absurdité et cependant la
hait comme une injure; qui conserve, dans la conduite la plus servile,
toute l'indépendance de sa pensée, et qui, au moment où ses crimes
vont lui coûter la vie, jouit encore, avec un orgueil féroce, du mal qu'il
a fait, comme d'une preuve de sa supériorité.
Qu'on appelle l'un après l'autre tous les personnages de la tragédie,
depuis ses héros jusqu'aux moins considérables, Desdémona, Cassio,
Émilia, Bianca: on les verra paraître, non sous des apparences vagues,
et avec les seuls traits qui correspondent à leur situation dramatique,
mais avec des formes précises, complètes, et tout ce qui constitue la
personnalité. Cassio n'est point là simplement pour devenir l'objet de la
jalousie d'Othello, et comme une nécessité du drame, il a son caractère,
ses penchants, ses qualités, ses défauts; et de là découle naturellement
l'influence qu'il exerce sur ce qui arrive. Émilia n'est point une suivante
employée par le poëte comme instrument soit du noeud, soit de la
découverte des perfidies qui amènent la catastrophe; elle est la femme
de Jago qu'elle n'aime point, et à qui cependant elle obéit parce qu'elle
le craint, et quoiqu'elle s'en méfie; elle a même contracté, dans la
société de cet homme, quelque chose de l'immoralité de son esprit; rien
n'est pur dans ses pensées ni dans ses paroles; cependant elle est bonne,
attachée à sa maîtresse; elle déteste le mal et la noirceur. Bianca
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