Opinions sociales | Page 3

Anatole France
Pelletan, 125, boulevard Saint-Germain.
J��r?me Crainquebille, marchand des quatre-saisons, allait par la ville, poussant sa petite voiture et criant: Des choux, des carottes, des navets! Et, quand il avait des poireaux, il criait: Bottes d'asperges! parce que les poireaux sont les asperges du pauvre. Or, le 20 octobre, �� l'heure de midi, comme il descendait la rue Montmartre, Mme Bayard, la cordonni��re, A l'Ange gardien, sortit de sa boutique et s'approcha de la voiture l��gumi��re. Soulevant d��daigneusement une botte de poireaux:
--Ils ne sont gu��re beaux, vos poireaux. Combien la botte?
--Quinze sous, la bourgeoise. Y a pas meilleur.
--Quinze sous, trois mauvais poireaux?
Et elle rejeta la botte dans la charrette, avec un geste de d��go?t.
C'est alors que l'agent 64 survint et dit �� Crainquebille:
--Circulez.
Crainquebille, depuis cinquante ans, circulait du matin au soir. Un tel ordre lui sembla l��gitime et conforme �� la nature des choses. Tout dispos�� �� y ob��ir, il pressa la bourgeoise de prendre ce qui ��tait �� sa convenance.
--Faut encore que je choisisse la marchandise, r��pondit aigrement la cordonni��re.
Et elle tata de nouveau toutes les bottes de poireaux, puis elle garda celle qui lui parut la plus belle et elle la tint contre son sein comme les saintes, dans les tableaux d'��glise, pressent sur leur poitrine la palme triomphale.
--Je vas vous donner quatorze sous. C'est bien assez. Et encore il faut que j'aille les chercher dans la boutique, parce que je ne les ai pas sur moi.
Et, tenant ses poireaux embrass��s, elle rentra dans la cordonnerie o�� une cliente, portant un enfant, l'avait pr��c��d��e.
A ce moment l'agent 64 dit pour la deuxi��me fois �� Crainquebille:
--Circulez!
--J'attends mon argent, r��pondit Crainquebille.
--Je ne vous dis pas d'attendre votre argent; je vous dis de circuler, r��pondit l'agent avec fermet��.
Cependant la cordonni��re, dans sa boutique, essayait des souliers bleus �� un enfant de dix-huit mois dont la m��re ��tait press��e. Et les t��tes vertes des poireaux reposaient sur le comptoir.
Depuis un demi-si��cle qu'il poussait sa voiture dans les rues, Crainquebille avait appris �� ob��ir aux repr��sentants de l'autorit��. Mais il se trouvait cette fois dans une situation particuli��re, entre un devoir et un droit. Il n'avait pas l'esprit juridique. Il ne comprit pas que la jouissance d'un droit individuel ne le dispensait pas d'accomplir un devoir social. Il consid��ra trop son droit qui ��tait de recevoir quatorze sous, et il ne s'attacha pas assez �� son devoir qui ��tait de pousser sa voiture et d'aller plus avant et toujours plus avant. Il demeura.
Pour la troisi��me fois, l'agent 64, tranquille et sans col��re, lui donna l'ordre de circuler. Contrairement �� la coutume du brigadier Montauciel, qui menace sans cesse et ne s��vit jamais, l'agent 64 est sobre d'avertissements et prompt �� verbaliser. Tel est son caract��re. Bien qu'un peu sournois, c'est un excellent serviteur et un loyal soldat. Le courage d'un lion et la douceur d'un enfant. Il ne conna?t que sa consigne.
--Vous n'entendez donc pas, quand je vous dis de circuler!
Crainquebille avait de rester en place une raison trop consid��rable �� ses yeux pour qu'il ne la cr?t pas suffisante. Il l'exposa simplement et sans art:
--Nom de nom! puisque je vous dis que j'attends mon argent.
L'agent 64 se contenta de r��pondre:
--Voulez-vous que je vous f... une contravention? Si vous le voulez, vous n'avez qu'�� le dire.
En entendant ces paroles, Crainquebille haussa lentement les ��paules et coula sur l'agent un regard douloureux qu'il ��leva ensuite vers le ciel. Et ce regard disait:
--Que Dieu me voie! Suis-je un contempteur des lois? Est-ce que je me ris des d��crets et des ordonnances qui r��gissent mon ��tat ambulatoire? A cinq heures du matin, j'��tais sur le carreau des Halles. Depuis sept heures je me br?le les mains �� mes brancards en criant: Des choux, des carottes, des navets! J'ai soixante ans sonn��s. Je suis las. Et vous me demandez si je l��ve le drapeau noir de la r��volte. Vous vous moquez et votre raillerie est cruelle.
Soit que l'expression de ce regard lui e?t ��chapp��, soit qu'il n'y trouvat pas une excuse �� la d��sob��issance, l'agent demanda d'une voix br��ve et rude si c'��tait compris.
Or, en ce moment pr��cis, l'embarras des voitures ��tait extr��me dans la rue Montmartre. Les fiacres, les baquets, les tapissi��res, les omnibus, les camions, press��s les uns contre les autres, semblaient indissolublement joints et assembl��s. Et sur leur immobilit�� fr��missante s'��levaient des jurons et des cris. Les cochers de fiacre ��changeaient, de loin, et lentement, avec les gar?ons bouchers, des injures h��ro?ques, et les conducteurs d'omnibus, consid��rant Crainquebille comme la cause de l'embarras, l'appelaient ?sale poireau?.
Cependant, sur le trottoir, des curieux se pressaient, attentifs �� la querelle. Et l'agent, se voyant observ��, ne songea plus qu'�� faire montre de son autorit��.
--C'est bon, dit-il.
Et il tira de sa poche un calepin crasseux et un crayon tr��s court.
Crainquebille suivait son id��e et ob��issait �� une force int��rieure. D'ailleurs
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