les fureurs de cette pauvre marquise, et de
la voir courir à un rendez-vous d'amour avec le cher tyran, toute
baignée de larmes républicaines.
Il ouvre la lettre et lit.
«Ou vous serez à moi, ou vous aurez fait mon malheur, le vôtre et celui
de nos deux maisons.»
Le style du duc est laconique, mais il ne manque pas d'énergie. Que la
marquise soit convaincue ou non, voilà le difficile à savoir. Deux mois
de cour presque assidue, c'est beaucoup pour Alexandre; ce doit être
assez pour Ricciarda Cibo.
Il rend la lettre au page.
Remets cela chez ta maîtresse; tu es toujours muet, n'est-ce pas?
Compte sur moi.
Il lui donne sa main à baiser et sort.
SCÈNE IV
Une cour du palais du duc.
LE DUC ALEXANDRE, sur une terrasse; des pages exercent des
chevaux dans la cour. Entrent VALORI ET SIRE MAURICE.
LE DUC, à Valori.
Votre Éminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles de la cour de
Rome?
VALORI.
Paul III envoie mille bénédictions à Votre Altesse, et fait les voeux les
plus ardents pour sa prospérité.
LE DUC.
Rien que des voeux, Valori?
VALORI.
Sa Sainteté craint que le duc ne se crée de nouveaux dangers par trop
d'indulgence. Le peuple est mal habitué à la domination absolue; et
César, à son dernier voyage, en a dit autant, je crois, à Votre Altesse.
LE DUC.
Voilà, pardieu! un beau cheval, sire Maurice! Eh! quelle croupe de
diable!
SIRE MAURICE.
Superbe, Altesse.
LE DUC.
Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a encore quelques
mauvaises branches à élaguer. César et le pape ont fait de moi un roi;
mais, par Bacchus, ils m'ont mis dans la main une espèce de sceptre qui
sent la hache d'une lieue. Allons! voyons, Valori, qu'est-ce que c'est?
VALORI.
Je suis un prêtre, Altesse; si les paroles que mon devoir me force à vous
rapporter fidèlement doivent être interprétées d'une manière aussi
sévère, mon coeur me défend d'y ajouter un mot.
LE DUC.
Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous êtes, pardieu! le seul
prêtre honnête homme que j'aie vu de ma vie.
VALORI.
Monseigneur, l'honnêteté ne se perd ni ne se gagne sous aucun habit; et
parmi les hommes il y a plus de bons que de méchants.
LE DUC.
Ainsi donc, point d'explications?
SIRE MAURICE.
Voulez-vous que je parle, monseigneur? tout est facile à expliquer.
LE DUC.
Eh bien?
SIRE MAURICE.
Les désordres de la cour irritent le pape.
LE DUC.
Que dis-tu là, toi?
SIRE MAURICE.
J'ai dit les désordres de la cour, Altesse; les actions du duc n'ont d'autre
juge que lui-même. C'est Lorenzo de Médicis que le pape réclame
comme transfuge de sa justice.
LE DUC.
De sa justice? Il n'a jamais offensé de pape, à ma connaissance, que
Clément VII, feu mon cousin, qui, à cette heure, est en enfer.
SIRE MAURICE.
Clément VII a laissé sortir de ses États le libertin qui, un jour d'ivresse,
avait décapité les statues de l'arc de Constantin. Paul III ne saurait
pardonner au modèle titré de la débauche florentine.
LE DUC.
Ah parbleu! Alexandre Farnèse est un plaisant garçon! Si la débauche
l'effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui
traite si joliment l'évêque de Fano? Cette mutilation revient toujours sur
l'eau, à propos de ce pauvre Renzo. Moi, je trouve cela drôle, d'avoir
coupé la tête à tous ces hommes de pierre. Je protège les arts comme un
autre, et j'ai chez moi les premiers artistes de l'Italie; mais je n'entends
rien au respect du pape pour ces statues, qu'il excommunierait demain,
si elles étaient en chair et en os.
SIRE MAURICE.
Lorenzo est un athée; il se moque de tout. Si le gouvernement de Votre
Altesse n'est pas entouré d'un profond respect, il ne saurait être solide.
Le peuple appelle Lorenzo Lorenzaccio: on sait qu'il dirige vos plaisirs,
et cela suffit.
LE DUC.
Paix! tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin d'Alexandre.
Entre le cardinal Cibo.
Cardinal, écoutez un peu ces messieurs qui disent que le pape est
scandalisé des désordres de ce pauvre Renzo, et qui prétendent que cela
fait tort à mon gouvernement.
LE CARDINAL.
Messire Francesco Molza vient de débiter à l'Académie romaine une
harangue en latin contre le mutilateur de l'arc de Constantin.
LE DUC.
Allons donc, vous me mettriez en colère! Renzo, un homme à craindre!
le plus fieffé poltron! une femmelette, l'ombre d'un ruffian énervé! un
rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d'en apercevoir
l'ombre à son côté! d'ailleurs un philosophe, un gratteur de papier, un
méchant poète qui ne sait seulement pas faire un sonnet! Non, non, je
n'ai pas encore peur des ombres. Eh! corps de Bacchus! que me font les
discours latins et les quolibets de ma canaille! J'aime
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.