Oeuvres complètes, v 3 | Page 2

Alfred de Musset
talent aux prises avec la faim doit tirer des larmes des yeux les plus secs.
Si enfin un artiste obéit au mobile qu'on peut appeler le besoin naturel du travail, peut-être mérite-t-il plus que jamais l'indulgence: il n'obéit alors ni à l'ambition ni à la misère, mais il obéit à son coeur; on pourrait croire qu'il obéit à Dieu. Qui peut savoir la raison pour laquelle un homme qui n'a ni faux orgueil ni besoin d'argent se décide à écrire? Voltaire a dit, je crois, ?qu'un livre était une lettre adressée aux amis inconnus que l'on a sur la terre?. Quant à moi, qui ai eu de tout temps une grande admiration pour Byron, j'avoue qu'aucun panégyrique, aucune ode, aucun écrit sur ce génie extraordinaire ne m'a autant touché qu'un certain mot que j'ai entendu dire à notre meilleur sculpteur[A], un jour qu'on parlait de Childe Harold et de Don Juan. On discutait sur l'orgueil démesuré du po?te, sur ses manies d'affectation, sur ses prétentions au remords, au désenchantement; on blamait, on louait. Le sculpteur était assis dans un coin de la chambre, sur un coussin à terre, et tout en remuant dans ses doigts sa cire rouge sur son ardoise, il écoutait la conversation sans y prendre part. Quand on eut tout dit sur Byron, il tourna la tête et pronon?a tristement ces seuls mots: ?Pauvre homme!? Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que cette simple parole de pitié et de sympathie pour le chantre de la douleur en disait à elle seule plus que toutes les phrases d'une encyclopédie.
[A] David d'Angers.
Bien que j'aie médit de la critique, je suis loin de lui contester ses droits, qu'elle a raison de maintenir, et qu'elle a même solidement établis. Tout le monde sent qu'il y aurait un parfait ridicule à venir dire aux gens: ?Voilà un livre que je vous offre; vous pouvez le lire et non le juger.? La seule chose qu'on puisse raisonnablement demander au public, c'est de juger avec indulgence.
On m'a reproché, par exemple, d'imiter et de m'inspirer de certains hommes et de certaines oeuvres. Je réponds franchement qu'au lieu de me le reprocher on aurait d? m'en louer[B]. Il n'en a pas été de tous les temps comme il en est du n?tre, où le plus obscur écolier jette une main de papier à la tête du lecteur, en ayant soin de l'avertir que c'est tout simplement un chef-d'oeuvre. Autrefois il y avait des ma?tres dans les arts, et on ne pensait pas se faire tort, quand on avait vingt-deux ans, en imitant et en étudiant les ma?tres. Il y avait alors, parmi les jeunes artistes, d'immenses et respectables familles, et des milliers de mains travaillaient sans relache à suivre les mouvements de la main d'un seul homme. Voler une pensée, un mot, doit être regardé comme un crime en littérature. En dépit de toutes les subtilités du monde et du bien qu'on prend où on le trouve un plagiat n'en est pas moins un plagiat, comme un chat est un chat. Mais s'inspirer d'un ma?tre est une action non seulement permise, mais louable, et je ne suis pas de ceux qui font un reproche à notre grand peintre Ingres de penser à Rapha?l, comme Rapha?l pensait à la Vierge. ?ter aux jeunes gens la permission de s'inspirer, c'est refuser au génie la plus belle feuille de sa couronne, l'enthousiasme; c'est ?ter à la chanson du patre des montagnes le plus doux charme de son refrain, l'écho de la vallée.
[B] Au moment où l'auteur écrivait ces lignes, il avait déjà publié les Contes d'Espagne et d'Italie et la première partie du Spectacle dans un fauteuil. Il répond ici aux critiques qui l'accusaient d'avoir imité dans ces deux ouvrages divers po?tes fran?ais et étrangers.
L'étranger qui visite le Campo-Santo à Pise s'est-il jamais arrêté sans respect devant ces fresques à demi effacées qui couvrent encore les murailles? Ces fresques ne valent pas grand'chose; si on les donnait pour un ouvrage contemporain, nous ne daignerions pas y prendre garde; mais le voyageur les salue avec un profond respect, quand on lui dit que Rapha?l est venu travailler et s'inspirer devant elles. N'y a-t-il pas un orgueil mal placé à vouloir, dans ses premiers essais, voler de ses propres ailes? N'y a-t-il pas une sévérité injuste à blamer l'écolier qui respecte le ma?tre? Non, non, en dépit de l'orgueil humain, des flatteries et des craintes, les artistes ne cesseront jamais d'être des frères; jamais la voix des élus ne passera sur leurs harpes célestes sans éveiller les soupirs lointains de harpes inconnues; jamais ce ne sera une faute de répondre par un cri de sympathie au cri du génie: malheur aux jeunes gens qui n'ont jamais allumé leur flambeau au soleil! Bossuet le faisait, qui en valait
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 89
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.