Oeuvres Complètes de Alfred de Musset - Tome 7. | Page 9

Alfred de Musset

l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement. Quand son père, qui
l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau à son choix, elle était
une heure à se décider, ne pouvant se trouver un désir. Quand M.
Godeau recevait ou donnait à dîner, il arrivait que Julie ne paraissait
pas au salon: elle passait la soirée, pendant ce temps-là, seule dans sa
chambre, en grande toilette, à se promener de long en large, son
éventail à la main. Si on lui adressait un compliment, elle détournait la
tête, et si on tentait de lui faire la cour, elle ne répondait que par un
regard à la fois si brillant et si sérieux, qu'elle déconcertait le plus hardi.
Jamais un bon mot ne l'avait fait rire; jamais un air d'opéra, une tirade
de tragédie, ne l'avaient émue; jamais, enfin, son coeur n'avait donné
signe de vie, et, en la voyant passer dans tout l'éclat de sa nonchalante
beauté, on aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui
traversait ce monde en rêvant.
Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre.
Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait
qu'elle-même. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son
caractère: elle attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait entendu
répéter sans cesse que rien n'était aussi charmant qu'elle; elle en était
persuadée; c'est pourquoi elle prenait grand soin de sa parure: en
manquant de respect à sa personne, elle aurait cru commettre un
sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa beauté, comme un

enfant dans ses habits de fête; mais elle était bien loin de croire que
cette beauté dût rester inutile; sous son apparente insouciance se cachait
une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus forte qu'elle était mieux
dissimulée. La coquetterie des femmes ordinaires, qui se dépense en
oeillades, en minauderies et en sourires, lui semblait une escarmouche
puérile, vaine, presque méprisable. Elle se sentait en possession d'un
trésor, et elle dédaignait de le hasarder au jeu pièce à pièce: il lui fallait
un adversaire digne d'elle; mais, trop habituée à voir ses désirs
prévenus, elle ne cherchait pas cet adversaire; on peut même dire
davantage, elle était étonnée qu'il se fit attendre. Depuis quatre ou cinq
ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle étalait consciencieusement ses
paniers, ses falbalas et ses belles épaules, il lui paraissait inconcevable
qu'elle n'eût point encore inspiré une grande passion. Si elle eût dit le
fond de sa pensée, elle eût volontiers répondu à ceux qui lui faisaient
des compliments: «Eh bien! s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous
brûlez-vous la cervelle pour moi?» Réponse que, du reste, pourraient
faire bien des jeunes filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond
du coeur, quelquefois sur le bord des lèvres.
Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme
que d'être jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir
parée, digne en tout point de plaire, toute disposée à se laisser aimer, et
de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve
charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse,
mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon visage
le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chaussé; et tout
cela ne me sert à rien qu'à aller bâiller dans le coin d'un salon! Si un
jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en
mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant,
c'est un fat de province; dès que je parais quelque part, j'excite un
murmure d'admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un mot
qui me fasse battre le coeur. J'entends des impertinents qui me louent
tout haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincère ne
cherche le mien. Je porte une âme ardente, pleine de vie, et je ne suis, à
tout prendre, qu'une jolie poupée qu'on promène, qu'on fait sauter au
bal, qu'une gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour
recommencer le lendemain.

Voilà ce que mademoiselle Godeau s'était dit bien des fois à elle-même,
et il y avait de certains jours où cette pensée lui inspirait un si sombre
ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journée entière.
Lorsque Croisilles lui écrivit, elle était précisément dans un accès
d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle rêvait
profondément, étendue dans une bergère, lorsque sa femme de chambre
entra et lui remit la lettre d'un air mystérieux. Elle regarda l'adresse, et,
ne reconnaissant pas l'écriture, elle retomba dans sa distraction. La
femme de chambre se vit alors forcée d'expliquer de quoi il s'agissait,
ce qu'elle fit d'un

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