Nouvelles lettres dun voyageur | Page 2

George Sand
des merveilles pour vous amuser et vous faire payer ses frais d'imagination. Il y a donc à se métier beaucoup. M. B..., jadis à la recherche de la fontaine égérie, prétend qu'en un seul jour, on lui en a montré dix-sept.
Il y a à Pamphili d'assez belles eaux, des grottes, des cascades, des lacs et des rivières. C'est grand pour un jardin particulier, et le rococo, dont je ne suis pas du tout l'ennemi, y est plus agréable que ce qui nous en reste en France. C'est plus franchement adopté, et ils ont employé pour leurs rocailles des échantillons minéralogiques d'une grande beauté. Tivoli et la Solfatare qui l'avoisine ont fourni des pétrifications curieuses et des débris volcaniques superbes à toutes les villas de la contrée. Ces fragments étranges, couverts de plantes grimpantes, de folles herbes, et de murmurantes eaux, sont très-amusants à regarder, je vous assure.
Pardon, cher ami. Vous m'avez dit souvent que j'avais de l'intelligence; mais, sans vous offenser, je crois que vous vous êtes bien trompé et que je ne suis qu'un ane. Je crois aussi, et plus souvent que je n'ose vous le dire, que j'ai eu bien tort de me croire destiné à faire de l'art. Je suis trop contemplatif, et je le suis à la manière des enfants. Je voudrais tout saisir, tout embrasser, tout comprendre, tout savoir, et puis, après ces bouffées d'ambition déplacée, je me sens retomber de tout mon poids sur un rien, sur un brin d'herbe, sur un petit insecte qui me charme et me passionne, et qui, tout à coup, par je ne sais quel prestige, me para?t aussi grand, aussi complet, aussi important dans ma vie d'émotion que la mer, les volcans, les empires avec leurs souverains, les ruines du Colisée, le d?me de Saint-Pierre, le pape, Rapha?l et tous les ma?tres, et la Vénus de Médicis par-dessus le marché.
Quelle influence me rend idiot à ce point? Ne me le demandez pas, je l'ignore. Peut-être que j'aime trop la nature pour lui donner jamais une interprétation raisonnable. Je l'aime pour ses modesties adorables autant que pour ses grandeurs terrifiantes. Ce qu'elle cache dans un petit caillou aux couleurs harmonieuses, dans une violette au suave parfum, me pénètre, en de certains moments, jusqu'à l'attendrissement le plus stupide. Un autre jour, j'aurai la fantaisie de voler sur les nuages ou sur la crête des vagues courroucées, d'enjamber les montagnes, de plonger dans les volcans, et d'embrasser, d'un coup d'oeil, la configuration de la terre. Mais, si tout cela m'était permis, si Dieu consentait à ce que je fusse un pur esprit, errant dans les ab?mes de l'univers, je crois que, dans cette haute condition, je resterais bon prince, et que, tout à coup, au milieu de ma course effrénée, je m'arrêterais pour regarder, en badaud, une mouche tombée sur le nez d'une carpe, ou, en écolier, un cerf-volant emporté dans la nue.
Je cache mon infirmité le mieux que je puis; mais je vous confesse, à vous, que, sur cette terre classique des arts, je me sens las d'avance de tout ce que j'ai à voir, à sentir et à juger. Juger, moi! pourquoi faire? J'aime mieux ne rien dire et penser fort peu. Pardonnez-moi d'être ainsi: j'ai tout souffert dans la vie de civilisation! j'y ai tant de fois désiré l'absence de prévoyance et le laisser aller complet de la pensée! Je voudrais encore quelquefois être bien seul dans le fond d'un antre noir, comme les lavandières de l'acqua argentina, et chanter quelque chose que je ne comprendrais pas moi-même. Il me faut faire un immense effort pour passer brusquement, de mes rêveries, à la conversation raisonnable ou enjouée, comme il convient avec des êtres de mon espèce et de mon temps.
Je regardais dans les eaux de la villa Pamphili un beau petit canard de Chine barbotant auprès d'une cascatelle. ?Il est donc tout seul? demandai-je à un jardinier qui passait.--Tiens! il est seul aujourd'hui, répondit-il avec insouciance. _L'oiseau_ lui aura mangé sa femme ce matin. Il y en avait ici une belle bande, de ces canards-là; mais il y a encore plus d'oiseaux de proie, et, ma foi, celui-ci est le dernier.?
Là-dessus, il passa sans s'inquiéter de mettre le pauvre canard à l'abri de la serre cruelle. Je levai les yeux et je vis cinq ou six de ces brigands ailés décrivant leurs cercles funestes au-dessus de lui. Ils attendaient d'avoir dépecé sa femelle et d'avoir un peu d'appétit pour venir le prendre. Je ne saurais vous dire quelle tristesse s'empara de moi. C'était une image de la fatalité. La mort plane comme cela sur la tête de ceux qu'on aime. Si elle les prend, qu'a-t-on à faire en ce monde, sinon de barboter dans un coin, comme ce canard hébété qui se baigne au soleil en attendant son
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