l’ai pansée et soignée de mon mieux, la pauvre âme, amis ce n’était
point chose facile, car vous n’y allez pas de main morte, Favier.
"— Et s’il me plaît de frapper cette vermine, répéta le braconnier avec
son rire hideux, elle est bien à moi, je suppose.
"— Non, elle n’est pas à vous, répondit la vieille femme avec force, et
vous n’avez pas le droit d’en faire une martyre comme vous le faites,
après avoir assass...
"— Manon! sorcière de l’enfer!... hurla Favier en saisissant les poignets
débiles de la pauvre octogénaire avec une telle brutalité, que la marque
de ses doigts demeura imprimée en rouge sur la parcheminée; si tu dis
encore un seul mot, si tu t’occupes de cette satanée Moucheronne, je
dénonce ton fils."
A cette menace, pleine de sous-entendus, le visage de Manon prit une
teinte livide et sa tête retomba sur sa poitrine; elle était vaincue.
Favier desserra son étreinte.
"— Après tout, dit-il en reprenant son ton goguenard, la Moucheronne
est bel et bien à moi puisque c’est moi qui lui ai sauvé la vie.
"— Vous lui avez sauvé la vie?............"
Manon prononça ces mots d’une voix amère et la fillette releva les
yeux avec étonnement sur le braconnier.
"— Tiens! reprit l’homme avec son mauvais rire, je pouvais lui tordre
le cou et l’envoyer rejoindre son... enfin... en faire ce que voulaient les
camarades.
"— Ah! oui, vous l’avez laissée vivre quand vous pouviez la tuer, mais
c’était par calcul et non par pitié; vous vous attribuez les droits d’un
maître; l’enfant vous est utile pour tenir votre ménage, pour vous servir
et recevoir vos coups quand vous avez besoin de décharger votre colère
sur quelqu’un; vous en faites votre esclave, votre souffre- douleur,
votre chien et...
"— Manon! cria le braconnier avec un geste terrible."
La vieille femme se tut.
Alors la Moucheronne, se glissant derrière elle, murmura doucement à
son oreille:
"— Gardez-moi.
"— Je ne le puis, pauvre ange du bon Dieu, répliqua la bonne créature
en se retournant."
Et deux larmes coururent dans les sillons creusés par les rides, peut-être
par les pleurs.
La petite fille courba la tête à son tour, mais elle eut la force de ne pas
pleurer.
"— Suis-moi, grogna Favier en brandissant au-dessus de ses frêles
épaules son énorme bâton noueux."
Mais il se sentit aussitôt saisir fortement par sa blouse; il se retourna,
une malédiction aux lèvres, croyant, que c’était encore la mère Manon
qui se plaçait entre lui et sa victime; il rencontra l’échine maigre, les
crocs aigus et les yeux ardents de la louve, et il ne frappa point.
Tous les trois reprirent le chemin de la cabane, laissant la mère Manon
seule et triste chez elle.
L’homme marchait à grandes enjambées en sifflotant une chanson
obscène entre ses dents; la louve suivait, l’oreille basse, comme fâchée
de rentrer au logis, et l’enfant trottinait aussi vite que le permettait la
petitesse de ses pieds, en retournant cette pensée dans son cerveau
fatigué:
"Pourquoi donc m’a-t-il laissée vivre puisqu’il ne m’aime pas? Il valait
bien mieux me laisser dans la mort."
CHAPITRE V
LES REVES DE LA MOUCHERONNE.
De ce jour-là, le petit esprit neuf et inculte de la fillette se mit à
travailler: ses mains et son corps seuls se livrèrent aux dures
occupations quotidiennes; elle remplissait machinalement son devoir et
son esprit trottait au loin.
Quelles réflexions s’agitaient dans cette petite tête? Dieu seul pouvait
le savoir avec Nounou qui recevait les confidences de l’enfant.
Lorsque vint l’été, avec ses journées brûlantes et ses nuits splendides,
Favier s’absenta davantage et son souffre-douleur eut quelque répit.
Rose demeurait à présent au village.
En dehors de la forêt, c’était une fournaise de soleil que fuyaient les
hommes et les bêtes; au dedans, c’était l’ombre et la fraîcheur
délicieuse.
La Moucheronne rêvait souvent aux paroles de Manon; sans le savoir,
la vieille femme avait éveillé, dans les recoins obscurs de ce jeune
esprit, bien des choses qui y sommeillaient.
Cette petite fille de sept ans à peine qui avait passé sa vie entre un
homme silencieux et farouche, une servante imbécile et une louve, était
d’une ignorance absolue; seulement Dieu l’avait créée intelligente et
réfléchie; déjà elle commençait à se demander le pourquoi de ce qui est.
Manon lui avait parlé du père et la mère, de leurs soins, de leur
sollicitude pour leurs enfants, et la Moucheronne étudia la famille sur
les animaux; elle observa les oiseaux et vit, à la saison des nids,
comment la femelle couvait ses petits avec amour, comment le père les
nourrissait avec vigilance.
Elle vit les jeunes lapins folâtrer dans l’herbe tendre autour de leurs
parents; elle chercha à comprendre la nature entière, jusqu’à la poussée
des plantes les plus infimes; et elle apprit beaucoup de
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