coupe-gorge profonds, où le bruit du Rh?ne et la voix du mistral seraient chargés d'étouffer le cri des victimes. Les maisons basses, blanchies à la chaux, en ces ruelles-là paraissent livides. Les unes se ferment avec des discrétions louches. Les autres s'ouvrent avec des effronteries repoussantes. Et, au bout de la rue, le quai, exhaussé sur une muraille déclive, et surmonté d'un parapet massif, attire et blesse l'oeil, comme un mur de prison....
Et derrière ce mur coule le plus brutal des fleuves, le Rh?ne dangereux, qui grogne et se lamente et qui menace....
Martégas, au rez-de-chaussée d'une maison ouverte sur la rue, est là, buvant un gros vin avec des bateliers pauvres, de ceux à qui le Rh?ne n'apprend que les duretés, les violences, à qui il conte ses secrets horribles ou puants; à qui il montre les cadavres d'assassinés ou les charognes de bêtes, de chats, de chiens, de chevaux, dont se débarrassent avec dégo?t les villes du haut fleuve.
Il faut voir l'endroit où est en ribote celui qui prétend devenir le futur de Zanette! O Notre-Dame-d'Amour!... Les murs sont peints d'images obscènes et grotesques, sujets mythologiques que l'imagination d'un peintre de bas étage, ayant fait assurément des études classiques et tombé dans toutes les déchéances, a bizarrement compliqués. C'est une débauche de déesses et de dieux, fresque pompéienne, destinée à attirer, du fond de la rue, le regard du passant égaré, et s'il se peut le passant lui-même.
Cinq ou six hommes sont attablés, dans ce décor, avec Martégas, et boivent, les coudes sur la table, les têtes rapprochées, causant bas, puis criant parfois et jurant très fort, serrant des pipes courtes dans leurs dents rageuses,--faces congestionnées, barbes sales, mains spongieuses et sèches, cous gonflés et rougeatres, formes d'hommes en qui sont des ames de bêtes. Parmi eux s'ennuie la ma?tresse du logis, jeune femme qui para?t vieille, dr?lesse édentée, mal coiffée, dépenaillée, la voix rauque et fumant des cigarettes, beaucoup, toujours, en crachant. On ne sait si on est dans une salle de cabaret ou dans une chambre à coucher; il y a, au fond, une alc?ve ouverte, mais, au-dessus du lit, des étagères avec des verres; il y a une commode, mais chargée des bouteilles à étiquettes variées....
Les langues des hommes sont devenues épaisses. Martégas pérore depuis deux heures, il commence, maintenant, à s'embrouiller dans ses récits, il est saoul. Et tout à coup il devient muet. Ses yeux plus troubles que jamais demeurent fixes.
--Eh bien, Martégas, qu'as-tu?
On le secoue, il répond enfin:
--Jamais je n'oublierai ce remords!... ce remords-là, non, je ne l'oublierai jamais!... non, non, jamais! je vivrais cent ans, qu'il me rongera encore!
--Martégas a un remords!
--Et tu n'en as qu'un, Martégas?
--Je n'en ai qu'un! gémit Martégas en prenant à pleins poings ses cheveux noirs et drus comme pour les arracher, et il secoue sa tête avec ses deux mains comme pour la briser contre une muraille.... Je n'en ai qu'un, mais il me travaille jour et nuit! il me revient surtout en des moments comme celui-ci, quand j'ai bu un peu avec les camarades. Alors le souvenir me revient et je revois les choses comme si elles étaient là.... Pauvre de moi! quel remords, mon homme! quel abominable remords, mes amis! non jamais je ne m'en consolerai....
Les autres gaillards se mirent à rire grossement.
--Il faut qu'il en ait fait une! dit l'un d'eux, vrai, une grosse! une qui compte! une fameuse! pour qu'il soit ainsi tourmenté jusque dans les bons moments, quand il est avec les amis et les belles filles....
Sur ce mot, le marinier se retourna vers la fille aux yeux mornes qui lui sourit avec une espèce de reconnaissance.
Elle profita du compliment pour verser à la ronde. Et tous levèrent le coude en disant:
--A la v?tre!... Que cela dure! et longuement!
Il y eut un lourd silence.
Enfin, frappant sur la cuisse de Martégas qui, accoudé, oubliait les camarades, l'oeil sur sa vision, un des hommes dit:
--As-tu donc tombé un chrétien, dis, mon homme? l'as-tu tombé? en as-tu démoli un? as-tu démoli quelqu'un, homme ou femme?
--Coquin de bon sort! fit un autre. S'il est permis, je vous demande un peu, d'être plus bête que vous autres! non! ce n'est rien de le dire! Si Martégas a des remords, pourquoi l'interrogez-vous? Pourquoi vous ferait-il des confidences? il y a des choses qu'on se garde. Qui dit un secret lui donne des ailes. Une fois qu'il peut voler, cours après!... Un jour viendrait où, ayant bu comme ce soir, l'un ou l'autre de nous conterait au cabaret l'histoire de Martégas.... Pourquoi se croirait-il plus obligé que Martégas lui-même à garder le silence, celui qui pourrait parler sans risque pour soi? Je suis saoul, comme on ne peut pas l'être plus!... être saoul ne m'empêche pas de voir clair, bien au contraire, et ce que je dis est juste,
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