Nos Hommes et Notre Histoire | Page 6

Rodolphe Lucien Desdunes
et de l'orgueil.
Sans doute, il pensait qu'après tout,
Les richesses, l'orgueil, ne sont que des chimères; Enfants du même Dieu, tous les mortels sont frères.
Nous devons une reconnaissance éclatante à la mémoire de cet homme.
M. Lanusse, dans son introduction aux Cenelles, donne à comprendre clairement que son plus vif désir était de vivre dans l'esprit des générations futures comme un homme de bien. Cette ambition était légitime, car, ainsi que l'a dit Fénélon, "il y a de la gloire à faire le bien", et certes, Lanusse en a fait assez pour mériter une considération toute particulière de la part de ses semblables.
M. Lanusse s'emportait facilement et il devenait même alors irrépressible. Malgré ce défaut de tempérament, jamais, cependant, il ne se fit le défenseur de l'arbitraire ou le persécuteur du faible. L'impétuosité de son caractère n'altérait en aucune fa?on son amour pour le juste, sa pitié pour le besoin, son désintéressement. Cet ap?tre du bien eut donné sa vie pour résister à un acte d'injustice, comme il eut donné tout son avoir pour soulager l'infortune. Sa conduite, toujours d'accord avec les principes les plus nobles, faisait oublier le feu de son tempérament et le rendait éminemment chérissable aux hommes de son temps.
En rappelant combien il était bon, courageux et sincère, combien il était écouté et respecté, nous nous surprenons à regretter vivement de ne l'avoir pas aujourd'hui parmi nous; ou du moins, de n'avoir pas un compatriote aux mêmes idées, capable d'exercer la même force d'influence sur les esprits. Cette puissante personnalité rendrait notre existence moins pénible. Nos rapports sociaux, subissant cette influence bienfaisante, auraient gardé l'empreinte d'un commerce honnête, d'une cordialité mutuelle. En d'autres temps, les Créoles seraient unis par les sentiments de l'amour, tandis qu'à présent ils sont séparés par des répugnances ridicules, même par des antipathies irréconciliables.
Il semble que la mort de M. Lanusse ait coincidé avec la disparition de l'influence latine chez les Créoles. On ne s'occupe plus, de nos jours, de La Fontaine, de Boileau, de Fénélon, de Racine et de Corneille; mais du temps d'Armand Lanusse, c'était par l'étude de ces ma?tres qu'on nous conduisait vers les hauteurs où brille constamment la vive lumière de la civilisation.
Telle était cette influence sur la jeunesse que celle-ci repoussait avec dédain toutes les tentations de l'égo?sme. Les jouissances matérielles n'avaient point d'attrait pour l'homme qui avait appris à répéter avec conviction:
Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Il semble que ce soit folie que de rêver le retour de ces conditions morales; cependant, le Créole ne peut être sauvé à lui-même qu'en s'appliquant sérieusement à faire rena?tre le go?t des anciennes moeurs. Il ne saurait conserver son cachet distinctif en cédant aux tendances du jour, surtout aux tendances du politicien. Il n'y a rien dans la nouvelle école qui soit digne du nom de progrès. La ruse et l'extravagance tiennent là lieu de vertus. Les exemples révoltants et pernicieux de certains hommes devraient mourir avec eux. Ce sont de ces êtres-là qui ont reconnu l'égo?sme pour loi, et qui ne peuvent servir de modèles qu'aux gens dépourvus de tout sentiment d'amour-propre. Pour nous, rejeter l'influence latine, c'est nous condamner à vivre sans la connaissance de certains principes indispensables à la formation du caractère. Nous avons toujours pensé que l'homme de couleur ne devrait être dans la politique que par devoir, qu'il ne devrait jamais se séparer de son sens moral ni sacrifier son honneur pour des considérations pécuniaires.
La puissance du plus fort prime ici le droit du plus faible. Dans ces conditions, il nous semble que l'homme bien né doive s'abstenir. L'homme de couleur qui, en dépit des restrictions qui lui sont imposées, se précipite dans le rayon des activités politiques, sous prétexte d'exercer ses droits, est un caractère suspect; car il ne peut agir en tout que de la fa?on que le lui permettent les influences dominantes. Nous pensons qu'un pareil r?le n'est pas honorable, et que celui qui le remplit exploite le mauvais c?té de sa nature pour satisfaire certains avantages personnels.
C'est comme précepteur que M. Lanusse a obtenu ses plus grands succès. De 1852 à 1866, il a professé à l'Institution Bernard Couvent, formant l'éducation d'une foule de jeunes gens qui, depuis, se sont distingués, surtout dans les fonctions publiques, dans les lettres et dans le commerce. La plupart de ces élèves provenaient de familles pauvres. Peut-être, sans le secours de Lanusse, n'eussent-ils jamais eu l'occasion de perfectionner leur intelligence. C'est que cet instituteur ne regardait pas aux honoraires qu'il pouvait retirer; il donnait à ces enfants la même attention qu'ils eussent re?ue dans les maisons d'éducation les plus prétentieuses, ici ou à l'étranger.
L'excellence du système d'enseignement qui lui était propre est démontrée par la facilité avec laquelle ses élèves s'assimilaient ensuite les diverses connaissances dont ils avaient besoin soit dans le commerce, soit
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