Noa Noa | Page 4

Paul Gauguin
aussi fortement que les
racines des arbres. Le feu solaire flambe dans ses sens. Il en résulte un
être singulier, puéril et majestueux, sculptural en ses rares instants
d'immobilité, aux yeux très candides et très aigus, avec un charme
unique, indéfinissable, peut-être impénétrable, et que les voyageurs
s'accordent à désigner, renonçant à le définir: le charme maorie.
Je vois l'artiste, devant cet être, s'efforçant de lui dérober ses secrets. Je
le vois contemplant cette enfant énigmatique, et pourtant nue dans son
âme comme dans son corps, malgré, non pas aucune ruse, mais
l'extrême mobilité de sa fantaisie qui précipite et brouille
perpétuellement le kaléidoscope de ses pensées, unité nuancée d'une
succession de contradictoires caprices qu'on croirait simultanés, tant
des uns aux autres le passage est rapide. Je le vois poursuivant sa
passionnante chasse au mystère et faisant parler le silence. Il sent peser
sur cette jeune vivante l'ombre du vieux passé. Il cherche dans ce
visage, où la chaleur du sang permet à peine aux souvenirs personnels
de s'inscrire, les traces de cet insondable passé que la fécondité de la
terre n'a pas permis aux aïeux de Téhura de fixer sur le sol par de
durables monuments: car les végétaux ont lentement et sûrement repris
à la pierre, dont le domaine est dans la nuit de la terre, la surface du sol,

qui leur appartient*. La Maorie se laisse posséder, elle ne se livre pas.
Toujours au bord du dernier mot elle se tait, au bord du seul mot qui eût
tout dit, et son incompréhensible sourire intervient avec le silence,
réservant l'intime vérité hors des prises humaines. Et la certitude ne
sera jamais. Non plus la lassitude: avec le sourire, voici que tout l'être
s'est renouvelé, sollicitant à de nouvelles études, gaiement, la curiosité
jamais émoussée.
* Il convient d'ajouter que "l'expansion coloniale" de l'occident
civilisateur a vivement achevé l'oeuvre des végétaux.
Peu à peu, dans les recherches de l'artiste, le type d'une Eve dernière
s'informe, physique et comme végétale, le robuste jaillissement d'un
jeune arbre dans l'aboutissement épuisé d'une hérédité longue, avec la
consécration de l'antiquité fabuleuse qui fait le fond de ses regrets et de
son orgueil, avec le sceau de ce vieux, de cet insondable passé où
rêvent ses instincts, ses plaisirs, ses terreurs. Elle a dans Jadis son
orient et rien ne naîtra d'elle, idole et prêtresse d'un culte défunt.

IV.
Parahi té Maraë: la réside le Temple.
Car le Temple, lieu ouvert et le sommet de la montagne que touchent
les pieds des Dieux, est lui-même un vivant. Ici, lui seul: à son contact
meurt la nature, de terreur ou d'amour, et les cimes des grands arbres
s'inclinent au seuil de l'enceinte aride.
Lieu de grandeur et d'horreur; nudité des rites mortuaires; là coula le
sang humain: et des têtes de morts, témoignages sculptés sur la barrière
qui cerne le Temple, précisent.
Vue de ce sommet, la vie--en bas, dans les jardins du rivage, si gaie,
tout le jour--n'apparaît plus vraie qu'en ses heures nocturnes, alors que
les rieurs de midi se taisent et frissonnent.
Est-ce du Temple qu'ils descendent avec la nuit, les Tupapaüs, les

esprits malfaisants, et qu'ils s'en vont, quand les épouvantements de
l'ombre les raniment, chuchoter d'étranges paroles aux oreilles des
jeunes filles?
Est-ce l'héréditaire effroi des crimes sacrés, est-ce la mort des Dieux
eux-mêmes, qui marque de tant d'âpre tristesse le lieu où fut leur
Temple? Qui sait? Mais là règne la mort et de là elle rayonne sur l'Ile.
Est-ce le remords des meurtres ou le regret des Dieux, est-ce le regret
des Dieux ou la peur de les suivre dans la tombe noire où l'oubli les
relègue, est-ce le danger d'hier ou celui de demain qui livre aux larves
du mal les douces nuits de l'Ile Heureuse?
Est-ce sur le sommet où réside le Temple que Téfatou répondit aux
insidieux conseils d'Hina:
--L'homme mourra!
* * * * *
Deux jeunes femmes, deux Tahitiennes aux beaux visages graves et
naïfs, contemplent une Autre femme, de stature doucement surhumaine
et portant à l'épaule un Enfant qui, d'un geste câlin, repose sa tête sur la
tête de sa mère. Autour des deux têtes la divine auréole. Derrière les
spectatrices aux mains jointes, se tient un ange parmi les fleurs, riche,
calme, lui-même une royale fleur.
--la orana, Maria, disent-elles: "Je vous salue, Marie."
Et la nature est, toute, une prière, de suavité, de luxuriance, qui reflète
le sourire de la Vierge, un sourire où s'épanouissent ensemble le plaisir
et la piété,--le majestueux et le mutin de la Déesse et de la femme,
telles que ces âmes naturelles peuvent à travers celle-ci concevoir
celle-là, telles qu'elles les adoraient, jadis, toutes deux, dans la tendre
Hina:
--la orana, Hina.

* * * * *
Ainsi, par la souple arabesque qui va des premiers
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