Noa Noa | Page 9

Paul Gauguin
race, je ne pouvais me persuader qu'elle n'e?t rien, nulle part, sauvegardé de sa grandeur antique, de ses moeurs personnelles et naturelles, de ses croyances, de ses légendes. Mais, les traces de ce passé, s'il a laissé des traces, comment les découvrir, tout seul? les reconna?tre, sans indication? Ranimer le feu dont les cendres mêmes sont dispersées?
Si fort que je sois abattu, je n'ai pas coutume de quitter la partie sans avoir tout tenté, et "l'impossible", pour vaincre.
Ma résolution bient?t fut prise: je partirais de Papeete, je m'éloignerais du centre européen.
Je pressentais qu'en vivant tout à fait de la vie des naturels, avec eux, dans la brousse, je parviendrais, à force de patience, à capter la confiance des Maories--et que je Saurais.
Et, un matin, je m'en allai, dans la voiture qu'un officier avait gracieusement mise à ma disposition, à la recherche de "ma case".
Ma vahiné m'accompagnait: Titi elle se nommait. Sang mêlé d'anglais et de tahitien, elle parlait un peu le fran?ais. Elle avait mis, pour cette promenade, sa plus belle robe; le tiaré à l'oreille, son chapeau, en fils de canne, orné, au dessus du ruban, de fleurs en paille et d'une garniture de coquillages orangés, ses cheveux noirs et longs déroulés sur ses épaules, fière d'être en voiture, fière d'être élégante, fière d'être la vahiné d'un homme qu'elle croyait important et riche, elle était ainsi vraiment jolie, et toute sa fierté n'avait rien de ridicule, tant l'air majestueux sied à cette race. Elle garde, d'une longue histoire féodale et d'une interminable lignée de grands chefs, le pli superbe de l'orgueil.--Je savais bien que son amour, très intéressé, n'e?t guère pesé plus lourd, dans des esprits parisiens, que la complaisance vénale d'une fille. Mais il y a autre chose dans la folie amoureuse d'une courtisane maorie que dans la passivité d'une courtisane parisienne--autre chose! Il y a l'ardeur du sang, qui appelle l'amour comme son aliment essentiel et qui l'exhale comme son parfum fatal. Ces yeux-là et cette bouche ne pouvaient mentir: désintéressés ou non, c'est bien d'amour qu'ils parlaient...
La route fut assez vite parcourue. Quelques causeries insignifiantes. Paysage riche et monotone. Toujours, sur la droite, la mer, les récifs de corail et les nappes d'eau qui parfois s'élevaient en fumée, quand se faisait trop brusque la rencontre de la lame et du roc. A gauche, la brousse avec une perspective de grands bois.
A midi, nous achevions notre quarante cinquième kilomètre et nous atteignions le district de Mata?éa.
Je visitai le district et je finis par trouver une assez belle case, que son propriétaire me céda en location. Il s'en construisait une autre, à c?té, pour l'habiter.
Le lendemain soir, comme nous revenions à Papeete, Titi me demanda si je voulais bien la prendre avec moi:
--Plus tard, dans quelques jours, quand je serai installé.
Titi avait à Papeete une terrible réputation, ayant successivement enterré plusieurs amants. Ce n'est pas là ce qui m'e?t éloigné d'elle. Mais, demi-blanche, et malgré les traces de profondes caractéristiques originelles et très maories, elle avait à de nombreux contacts beaucoup perdu de ses "différences" de race. Je sentais qu'elle ne pouvait rien m'apprendre de ce que je désirais savoir, rien me donner du bonheur particulier que je voulais.
--Et puis, me disais-je, à la campagne, je trouverai ce que je cherche et je n'aurai que la peine de choisir.
D'un c?té, la mer; de l'autre, la montagne, la montagne béante: crevasse énorme que bouche, adossé au roc, un vaste manguier.
Entre la montagne et la mer s'élève ma case, en bois de bourao.
Près de la case que j'habite, il y en a une autre: faré amu (maison pour manger).
Matin.
Sur la mer, contre le bord, je vois une pirogue, et dans la pirogue une femme demi-nue. Sur le bord, un homme, dévêtu de même. A c?té de l'homme, un cocotier malade, aux feuilles recroquevillées, semble un immense perroquet dont la queue dorée retombe et qui tient dans ses serres une grosse grappe de cocos. L'homme lève de ses deux mains, dans un geste harmonieux, une hache pesante qui laisse, en haut son empreinte bleue sur le ciel argenté, en bas son incision rose sur l'arbre mort où vont revivre, en un instant de flammes, les chaleurs séculaires jour à jour thésaurisées.
Sur le sol pourpre, de longues feuilles serpentines d'un jaune métallique me semblaient les traits d'une écriture secrète, religieuse, d'un vieil orient. Elles formaient sensiblement ce mot sacré, d'origine océanienne, A T U A--Dieu--de Ta?ta ou Takata ou Tathagata qui, à travers l'Inde, rayonna partout. Et je me remémorais, comme un conseil de mysticisme opportun dans ma belle solitude et dans ma belle pauvreté, ces paroles du Sage:
Aux yeux de Tathagata, les plus splendides magnificences des rois et de leurs ministres ne sont que du crachat et de la poussière;
A ses yeux, la pureté et l'impureté sont comme la danse des
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