Napoléon Le Petit | Page 6

Victor Hugo
ville, on trace des rues, on ouvre des boutiques, on vend, on achète, on boit, on mange, on dort, on allume du feu sur cette eau. On peut tout se permettre. Ne craignez rien, faites ce qu'il vous plaira, riez, dansez, c'est plus solide que la terre ferme. Vraiment, cela sonne sous le pied comme du granit. Vive l'hiver! vive la glace! en voilà pour l'éternité. Et regardez le ciel, est-il jour? est-il nuit? Une lueur blafarde et blême se tra?ne sur la neige; on dirait que le soleil meurt.
Non, tu ne meurs pas, liberté! Un de ces jours, au moment où on s'y attendra le moins, à l'heure même où on t'aura le plus profondément oubliée, tu te lèveras!--? éblouissement! on verra tout à coup ta face d'astre sortir de terre et resplendir à l'horizon. Sur toute cette neige, sur toute cette glace, sur cette plaine dure et blanche, sur cette eau devenue bloc, sur tout cet infame hiver, tu lanceras ta flèche d'or, ton ardent et éclatant rayon! la lumière, la chaleur, la vie!--Et alors, écoutez! entendez-vous ce bruit sourd? entendez-vous ce craquement profond et formidable? c'est la débacle! c'est la Néva qui s'écroule! c'est le fleuve qui reprend son cours! c'est l'eau vivante, joyeuse et terrible qui soulève la glace hideuse et morte et qui la brise!--C'était du granit, disiez-vous; voyez, cela se fend comme une vitre! c'est la débacle, vous dis-je! c'est la vérité qui revient; c'est le progrès qui recommence, c'est l'humanité qui se remet en marche et qui charrie, entra?ne, arrache, emporte, heurte, mêle, écrase et noie dans ses flots, comme les pauvres misérables meubles d'une masure, non-seulement l'empire tout neuf de Louis Bonaparte, mais toutes les constructions et toutes les oeuvres de l'antique despotisme éternel! Regardez passer tout cela. Cela dispara?t à jamais. Vous ne le reverrez plus. Ce livre à demi submergé, c'est le vieux code d'iniquité! Ce tréteau qui s'engloutit, c'est le tr?ne! cet autre tréteau qui s'en va, c'est l'échafaud!
Et pour cet engloutissement immense, et pour cette victoire suprême de la vie sur la mort, qu'a-t-il fallu? Un de tes regards, ? soleil! un de tes rayons, ? liberté!

V
BIOGRAPHIE
Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, né à Paris le 20 avril 1808, est fils d'Hortense de Beauharnais, mariée par l'empereur à Louis-Napoléon, roi de Hollande. En 1831, mêlé aux insurrections d'Italie, où son frère a?né fut tué, Louis Bonaparte essaya de renverser la papauté. Le 30 octobre 1835 il tenta de renverser Louis-Philippe. Il avorta à Strasbourg, et, gracié par le roi, s'embarqua pour l'Amérique, laissant juger ses complices derrière lui. Le 11 novembre il écrivait: ?Le roi, dans sa clémence, a ordonné que je fusse conduit en Amérique?; il se déclarait ?vivement touché de la générosité du roi?, ajoutant: ?Certes nous sommes tous coupables envers le gouvernement d'avoir pris les armes contre lui, mais le plus coupable, c'est moi?, et terminait ainsi: ?J'étais coupable envers le gouvernement; or le gouvernement a été généreux envers moi[4].? Il revint d'Amérique en Suisse, se fit nommer capitaine d'artillerie à Berne et bourgeois de Salenstein en Turgovie, évitant également, au milieu des complications diplomatiques causées par sa présence, de se déclarer fran?ais et de s'avouer suisse, et se bornant, pour rassurer le gouvernement fran?ais, à affirmer, par une lettre du 20 ao?t 1838, qu'il vit ?presque seul? dans la maison ?où sa mère est morte?, et que sa ferme volonté ?est de rester tranquille?. Le 6 ao?t 1840, il débarqua à Boulogne, parodiant le débarquement à Cannes, coiffé du petit chapeau[5], apportant un aigle doré au bout d'un drapeau et un aigle vivant dans une cage, force proclamations, et soixante valets, cuisiniers et palefreniers, déguisés en soldats fran?ais avec des uniformes achetés au Temple et des boutons du 42e de ligne fabriqués à Londres. Il jette de l'argent aux passants dans les rues de Boulogne, met son chapeau à la pointe de son épée, et crie lui-même: vive l'empereur; tire à un officier[6] un coup de pistolet qui casse trois dents à un soldat, et s'enfuit. Il est pris, on trouve sur lui cinq cent mille francs en or et en bank-notes[7]; le procureur général Franck-Carré lui dit en pleine cour des pairs: ?Vous avez fait pratiquer l'embauchage et distribuer l'argent pour acheter la trahison.? Les pairs le condamnent à la prison perpétuelle. On l'enferme à Ham. Là son esprit parut se replier et m?rir; il écrivit et publia des livres empreints, malgré une certaine ignorance de la France et du siècle, de démocratie et de progrès: l'Extinction du paupérisme, l'Analyse de la question des sucres, les Idées napoléoniennes, où il fit l'empereur ?humanitaire?. Dans un livre intitulé Fragments historiques, il écrivit: ?Je suis citoyen avant d'être Bonaparte.? Déjà en 1832, dans son livre des Rêveries politiques, il s'était déclaré ?républicain?. Après six ans de captivité, il s'échappa
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