Morphine | Page 9

Jean-Louis Dubut de Laforest
le répète, et vous le savez,
le Rabelais est obligé par ses lecteurs...
--Tant pis pour vos lecteurs!
--Mais la visite d'un grand-duc n'a rien de blessant, au contraire, et
votre célébrité va y gagner.
--Assez, monsieur.
Houdrequin murmura des paroles courtoises. Oh! il n'entendait pas
abuser! Il soumettrait à Christine son interview, avant de la livrer au
journal. Vraiment, il n'y serait point glissé de choses galantes, et le
public verrait là un simple hommage rendu par une impériale altesse à
une illustre compatriote.
--Vous m'ennuyez, monsieur! Je n'ai jamais eu de relations avec les
grands-ducs.
--Même... platoniques?
--Même platoniques.

--Et le prince de Galles?
--Eh bien, quoi, le prince de Galles?
--Est-ce que vous n'avez pas soupé vendredi avec Son Altesse au
Pavillon Chinois?
--Jamais de la vie!
--Alors, le directeur du Rabelais va me flanquer à la porte.
--Et pourquoi ça?
--Parce que, sur le ragot d'un confrère, je lui ai promis des révélations
russes et anglaises.
--Votre confrère s'est amusé de vous!
--Et il me le payera! Au revoir, madame.
--Adieu, monsieur.
Demeurée seule, Christine appela Rajileff et furieuse de la visite du
reporter, se détendit les nerfs, aux accords du piano, avec des roulades.
* * * * *
Vers les quatre heures, un landau, attelé d'une magnifique paire
d'orloffs, s'arrêta devant l'hôtel de la villa Saïd, et le capitaine de
Pontaillac en descendit.
--Ah! te voilà enfin! gémit la Stradowska, toute éplorée entre les bras
de Raymond.
Ils restèrent un moment serrés l'un contre l'autre. L'officier inventait des
excuses, mais Christine lui ferma la bouche d'un baiser.
--Ne mens pas?... Tu ne m'aimes plus... Tu aimes une autre femme?...

--Je te jure...
--Ne mens pas!
Le souvenir de la marquise de Montreu lui brûlait le coeur et les lèvres,
mais elle se sentit le courage de se dominer, prête à tous les pardons, à
toutes les grandeurs.
--Aime-moi un peu?
--Je t'adore!
Cette fin de journée, ils la passèrent au Bois, dans la voiture du comte,
et le soir, après un souper en tête-à-tête, Raymond voulut bien faire à
Christine l'aumône d'un semblant d'amour.
Qu'ils la connaissaient mal ceux qui la soupçonnaient de trahir son
amant, son idole!
--Veux-tu, chéri, que je quitte le théâtre?
--A quoi bon!
--Je n'aime que toi...
--Et la gloire, ô Christine?
--La gloire, le bonheur, c'est toi, toi, rien que toi!
Elle l'entourait de ses beaux bras, le chauffait de toute l'ardente chaleur
de sa jeunesse, et lui, l'esprit en déroute, rêvait de la grande dame.
--Laisse-moi...
--Raymond?
--Tu m'agaces!
--Mon bien-aimé?

--Tu m'embêtes! J'ai besoin de ma piqûre.
--La morphine te tue!
--Elle me fait vivre.
--Demain, Raymond...
--Non... Vite, ma Pravaz!
* * * * *
Au matin, de retour chez lui, le capitaine trouva un billet aimable du
marquis de Montreu et un petit paquet renfermant une de ses Pravaz si
gracieusement offerte au docteur Aubertot pour l'usage de la marquise
Blanche.
Le billet disait:
«Mon vieux Pontaillac,
Grâce à la morphine, ma chère femme a vu disparaître sa névralgie
rebelle. Nous te proclamons le premier médecin de France, et te
fêterons, si tu veux bien, lundi soir, sept heures.
Il y aura des perdreaux, des bécassines et un lièvre du Limousin, une
chasse superbe de bon papa La Croze.
Ton ami,
OLIVIER.»
Raymond vint dîner à l'hôtel du boulevard Malesherbes, et il n'osa
point encore affirmer la passion qui le dévorait.
Les jours, les semaines s'égrenaient, pareils.
En février, en mars, en avril, la marquise de Montreu souffrit de ses
crises névralgiques. On rappela le professeur Aubertot, mais celui-ci,

malgré les prières de sa cliente, s'opposa à de nouvelles piqûres de
morphine. Il signalait le danger, et à l'insu du docteur et du mari,
Blanche acheta une Pravaz et se fit délivrer des ordonnances par un
autre médecin.
Secrètement, elle recourait aux injections hypodermiques; elle en arriva
à faire fabriquer des seringues d'argent, de vermeil et d'or, gravées de
son chiffre et incrustées de pierres précieuses.

IV
--Monsieur le docteur Aubertot?
--Veuillez entrer là, madame, répondit à la visiteuse un domestique en
habit noir et cravate blanche, droit et rigide, solennel.
Et il ouvrit à l'horizontale Luce Molday la porte d'un grand salon où
quelques personnes étaient assises, les unes près de la table et
feuilletant des livres et des albums, les autres, isolées en de vastes
fauteuils, sous les ombres crépusculaires.
La consultation allait bientôt finir, mais le timbre du vestibule retentit
encore, et parut un jeune homme, un habitué.
--Il est bien tard, monsieur Lagneau, observa le valet de chambre.
--Je tiens à passer, Baptiste.
Déjà, le monsieur avait glissé une pièce de deux francs au larbin;
celui-ci le fit pénétrer dans un petit salon, et comme le docteur
reconduisait une dame, le tour de Lagneau arriva tout de suite, malgré
les longues heures d'attente
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