Monsieur Parent | Page 5

Guy de Maupassant
il écarta un peu de lui la tête mignonne et frisée pour la regarder
avec passion. Il la contemplait avidement, éperdument, se grisant à la
voir, et répétant toujours: «Oh! mon petit..... mon petit Georges!.....»
Il pensa soudain: «S'il ressemblait à Limousin... pourtant!»
Ce fut en lui quelque chose d'étrange, d'atroce, une poignante et

violente sensation de froid dans tout son corps, dans tous ses membres,
comme si ses os, tout à coup, fussent devenus de glace. Oh! s'il
ressemblait à Limousin!.....et il continuait a regarder Georges qui riait
maintenant. Il le regardait avec des yeux éperdus, troubles, hagards. Et
il cherchait dans le front, dans le nez, dans la bouche, dans les joues, s'il
ne retrouvait pas quelque chose du front, du nez, de la bouche ou des
joues de Limousin.
Sa pensée s'égarait comme lorsqu'on devient fou; et le visage de son
enfant se transformait sous son regard, prenait des aspects bizarres, des
ressemblances invraisemblables.
Julie avait dit: «Un aveugle ne s'y tromperait pas.» Il y avait donc
quelque chose de frappant, quoique chose d'indéniable! Mais quoi? Le
front? Oui, peut-être? Cependant Limousin avait le front plus étroit!
Alors la bouche? Mais Limousin portait toute sa barbe! Comment
constater les rapports entre ce gras menton d'enfant et le menton poilu
de cet homme?
Parent pensait: «Je n'y vois pas, moi, je n'y vois plus; je suis trop
troublé; je ne pourrais rien reconnaître maintenant... Il faut attendre; il
faudra que je le regarde bien demain matin, en me levant.»
Puis il songea: «Mais s'il me ressemblait, à moi, je serais sauvé!
sauvé!»
Et il traversa le salon en deux enjambées pour aller examiner dans la
glace la face de son enfant à côté de la sienne.
Il tenait Georges assis sur son bras, afin que leurs visages fussent tout
proches, et il parlait haut, tant son égarement était grand.
«Oui... nous avons le même nez... le même nez... peut-être... ce n'est
pas sûr... et le même regard.... Mais non, il a les yeux bleus.... Alors...
oh! mon Dieu!... mon Dieu!... mon Dieu!... je deviens fou!... Je ne veux
plus voir... je deviens fou!...»
Il se sauva loin de la glace, à l'autre bout du salon, tomba sur un

fauteuil, posa le petit sur un autre, et il se mit à pleurer. Il pleurait par
grands sanglots désespérés. Georges, effaré d'entendre gémir son père,
commença aussitôt à hurler.
Le timbre d'entrée sonna. Parent fil un bond, comme si une balle l'eût
traversé. Il dit: «La voilà... qu'est-ce que je vais faire?...» Et il courut
s'enfermer dans sa chambre pour avoir le temps, au moins, de s'essuyer
les yeux. Mais, après quelques secondes, un nouveau coup de timbre le
fit encore tressaillir; puis il se rappela que Julie était partie sans que la
femme de chambre fut prévenue. Donc personne n'irait ouvrir? Que
faire? Il y alla.
Voici que tout d'un coup il se sentait brave, résolu, prêt pour la
dissimulation et la lutte. L'effroyable secousse l'avait mûri en quelques
instants. Et puis il voulait savoir; il le voulait avec une fureur de timide
et une ténacité de débonnaire exaspéré.
Il tremblait cependant! Était-ce de peur? Oui... Peut-être avait-il encore
peur d'elle? sait-on combien l'audace contient parfois de lâcheté
fouettée?
Derrière la porte qu'il avait atteinte à pas furtifs, il s'arrêta pour écouter.
Son coeur battait à coups furieux; il n'entendait que ce bruit-là: ces
grands coups sourds dans sa poitrine et la voix aiguë de Georges qui
criait toujours, dans le salon.
Soudain, le son du timbre éclatant sur sa tête, le secoua comme une
explosion; alors il saisit la serrure, et, haletant, défaillant, il fit tourner
la clef et tira le battant.
Sa femme et Limousin se tenaient debout en face de lui, sur l'escalier.
Elle dit, avec un air d'étonnement où apparaissait un peu d'irritation:
--C'est toi qui ouvres, maintenant? Où est donc Julie?
Il avait la gorge serrée, la respiration précipitée; et il s'efforçait de
répondre, sans pouvoir prononcer un mot.

Elle reprit:--Es-tu devenu muet? Je te demande où est Julie.
Alors il balbutia:--Elle.... elle.... est..... partie....
Sa femme commençait à se fâcher:
--Comment, partie? Où ça? Pourquoi?
Il reprenait son aplomb peu à peu et sentait naître en lui une haine
mordante contre cette femme insolente, debout devant lui.
--Oui, partie pour tout à fait... je l'ai renvoyée...
--Tu l'as renvoyée?... Julie?... Mais tu es fou....
--Oui, je l'ai renvoyée parce qu'elle avait été insolente... et qu'elle...
qu'elle a maltraité l'enfant.
--Julie?
--Oui... Julie.
--A propos de quoi a-t-elle été insolente?
--A propos de toi.
--A propos de moi?
--Oui... parce que son dîner était brûlé et que tu ne rentrais pas.
--Elle a dit...?
--Elle a dit... des choses désobligeantes pour toi... et que je ne devais
pas... que je ne pouvais pas entendre....
--Quelles choses?
--Il
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