Monsieur Parent | Page 3

Guy de Maupassant
dîner est prêt, maintenant.
Voyant l'orage, il s'efforça de l'écarter:
--Mais ne m'as-tu pas dit, quand je suis rentré, que tu ne le ferais que
pour huit heures?
--Pour huit heures!... Vous n'y pensez pas, bien sûr! Vous n'allez pas
vouloir faire manger le petit à huit heures maintenant: On dit ça, pardi,
c'est une manière de parler.
Mais ça détruirait l'estomac du petit de le faire manger à huit heures!
Oh! s'il n'y avait que sa mère! Elle s'en soucie bien de son enfant! Ah
oui! parlons-en, en voilà une mère! Si ce n'est pas une pitié de voir des

mères comme ça!
Parent, tout frémissant d'angoisse, sentit qu'il fallait arrêter net la scène
menaçante.
--Julie, dit-il, je ne te permets point de parler ainsi de ta maîtresse. Tu
entends, n'est-ce pas? ne l'oublie plus à l'avenir.
La vieille bonne, suffoquée par l'étonnement, tourna les talons et sortit
en tirant la porte avec tant de violence que tous les cristaux du lustre
tintèrent. Ce fut, pendant quelques secondes, comme une légère et
vague sonnerie de petites clochettes invisibles qui voltigea dans l'air
silencieux du salon.
Georges, surpris d'abord, se mit à battre des mains avec bonheur, et,
gonflant ses joues, fit un gros «boum» de toute la force de ses poumons
pour imiter le bruit de la porte.
Alors son père lui conta des histoires; mais la préoccupation de son
esprit lui faisait perdre à tout moment le fil de son récit; et le petit, ne
comprenant plus, ouvrait de grands yeux étonnés.
Parent ne quittait pas la pendule du regard. Il lui semblait voir marcher
l'aiguille. Il aurait voulu arrêter l'heure, faire immobile le temps jusqu'à
la rentrée de sa femme. Il n'en voulait pas à Henriette d'être en retard,
mais il avait peur, peur d'elle et de Julie, peur de tout ce qui pouvait
arriver. Dix minutes de plus suffiraient pour amener une irréparable
catastrophe, des explications et des violences qu'il n'osait même
imaginer. La seule pensée de la querelle, des éclats de voix, des injures
traversant l'air comme des balles, des deux femmes face à face se
regardant au fond des yeux et se jetant à la tête des mots blessants, lui
faisait battre le coeur, lui séchait la bouche ainsi qu'une marche au
soleil, le rendait mou comme une loque, si mou qu'il n'avait plus la
force de soulever son enfant et de le faire sauter sur son genou.
Huit heures sonnèrent; la porte se rouvrit et Julie reparut. Elle n'avait
plus son air exaspéré, mais un air de résolution méchante et froide, plus
redoutable encore.

--Monsieur, dit-elle, j'ai servi votre maman jusqu'à son dernier jour, je
vous ai élevé aussi de votre naissance jusqu'à aujourd'hui! Je crois
qu'on peut dire que je suis dévouée à la famille...
Elle attendit une réponse.
Parent balbutia: «Mais oui, ma bonne Julie.»
Elle reprit:--Vous savez bien que je n'ai jamais rien fait par intérêt
d'argent, mais toujours par intérêt pour vous; que je ne vous ai jamais
trompé ni menti; que vous n'avez jamais pu m'adresser de reproches...
--Mais oui, ma bonne Julie.
--Eh bien, Monsieur, ça ne peut pas durer plus longtemps. C'est par
amitié pour vous que je ne disais rien, que je vous laissais dans votre
ignorance; mais c'est trop fort, et on rit trop de vous dans le quartier.
Vous ferez ce que vous voudrez, mais tout le monde le sait; il faut que
je vous le dise aussi, à la fin, bien que ça ne m'aille guère de rapporter.
Si Madame rentre comme ça à des heures de fantaisie, c'est qu'elle fait
des choses abominables.
Il demeurait effaré, ne comprenant pas. Il ne put que balbutier:
«Tais-toi... Tu sais que je t'ai défendu...»
Elle lui coupa la parole avec une résolution irrésistible.
--Non, Monsieur, il faut que je vous dise tout, maintenant. Il y a
longtemps que Madame a fauté avec M. Limousin. Moi, je les ai vus
plus de vingt fois s'embrasser derrière les portes. Oh, allez! si M.
Limousin avait été riche, ça n'est pas M. Parent que Madame aurait
épousé. Si Monsieur se rappelait seulement comment le mariage s'est
fait, il comprendrait la chose d'un bout à l'autre...
Parent s'était levé, livide, balbutiant: «Tais-toi... tais-toi... ou...»
Elle continua:
--Non, je vous dirai tout. Madame a épousé Monsieur par intérêt; et elle

l'a trompé du premier jour. C'était entendu entre eux, pardi! Il suffit de
réfléchir pour comprendre ça. Alors comme Madame n'était pas
contente d'avoir épousé Monsieur qu'elle n'aimait pas, elle lui a fait la
vie dure, si dure que j'en avais le coeur cassé, moi qui voyais ça...
Il fit deux pas, les poings fermés, répétant: «Tais-toi... tais-toi...» car il
ne trouvait rien à répondre.
La vieille bonne ne recula point; elle semblait résolue à tout.
Mais Georges, effaré d'abord, puis effrayé
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