des raccommodages. Ce qu'on faisait de reprises à la maison!...
--Oui, elle était d'aiguille. Mais ce qu'elle avait de charmant, c'est qu'avant de se mettre à coudre dans la salle à manger, elle disposait près d'elle, au bord de la table, sous le plus clair rayon du jour, une botte de giroflées, dans un pot de grès, ou des marguerites, ou des fruits avec des feuilles, sur un plat. Elle disait que des pommes d'api étaient aussi jolies à voir que des roses; je n'ai vu personne go?ter aussi bien qu'elle la beauté d'une pêche ou d'une grappe de raisin. Et quand on lui montrait des Chardins au Louvre, elle reconnaissait que c'était très bien. Mais on sentait qu'elle préférait les siens. Et avec quelle conviction elle me disait: ?Vois, Lucien: y a-t-il rien de plus admirable que cette plume tombée de l'aile d'un pigeon!? Je ne crois pas qu'on ait jamais aimé la nature avec plus de candeur et de simplicité.
--Pauvre maman! soupira Zoé. Et avec cela elle avait un go?t terrible en toilette. Elle m'a choisi un jour, au Petit-Saint-Thomas, une robe bleue. Cela s'appelait le bleu-étincelle, et c'était effrayant. Cette robe a fait le malheur de mon enfance.
--Tu n'as jamais été coquette, toi.
--Vous croyez?... Eh bien! détrompe-toi. Il m'aurait été fort agréable d'être bien habillée. Mais on rognait sur les toilettes de la soeur a?née pour faire des tuniques au petit Lucien. Il le fallait bien!
Ils passèrent dans une pièce étroite, une sorte de couloir.
--C'est le cabinet de travail de notre père, dit Zoé.
--Est-ce qu'on ne l'a pas coupé en deux par une cloison? Je me le figurais plus grand.
--Non, il était comme à présent. Son bureau était là. Et au-dessus il y avait le portrait de M. Victor Leclerc. Pourquoi n'as-tu pas gardé cette gravure, Lucien?
--Quoi! cet étroit espace renfermait la foule confuse de ses livres, et contenait des peuples entiers de poètes, de philosophes, d'orateurs, d'historiens. Tout enfant, j'écoutais leur silence, qui remplissait mes oreilles d'un bourdonnement de gloire. Sans doute une telle assemblée reculait les murs. J'avais le souvenir d'une vaste salle.
--C'était très encombré. Il nous défendait de ranger rien dans son cabinet.
--C'est donc là, qu'assis dans son vieux fauteuil rouge, sa chatte Zobéide à ses pieds sur un vieux coussin, il travaillait, notre père! C'est de là qu'il nous regardait avec ce sourire si lent qu'il a gardé dans la maladie jusqu'à sa dernière heure. Je l'ai vu sourire doucement à la mort, comme il avait souri à la vie.
--Je t'assure que tu te trompes, Lucien. Notre père ne s'est pas vu mourir.
M. Bergeret demeura un moment songeur, puis il dit:
--C'est étrange: je le revois dans mon souvenir, non point fatigué et blanchi par l'age, mais jeune encore, tel qu'il était quand j'étais un tout petit enfant. Je le revois souple et mince, avec ses cheveux noirs, en coup de vent. Ces touffes de cheveux, comme fouettées d'un souffle de l'air, accompagnaient bien les têtes enthousiastes de ces hommes de 1830 et de 48. Je n'ignore pas que c'est un tour de brosse qui disposait ainsi leur coiffure. Mais tout de même ils semblaient vivre sur les cimes et dans l'orage. Leur pensée était plus haute que la n?tre, et plus généreuse. Notre père croyait à l'avènement de la justice sociale et de la paix universelle. Il annon?ait le triomphe de la république et l'harmonieuse formation des états-Unis d'Europe. Sa déception serait cruelle, s'il revenait parmi nous.
Il parlait encore, et mademoiselle Bergeret n'était plus dans le cabinet. Il la rejoignit au salon vide et sonore. Là, ils se rappelèrent tous deux les fauteuils et le canapé de velours grenat, dont, enfants, ils faisaient, dans leurs jeux, des murs et des citadelles.
--Oh! la prise de Damiette! s'écria M. Bergeret. T'en souvient-il, Zoé? Notre mère, qui ne laissait rien se perdre, recueillait les feuilles de papier d'argent qui enveloppaient les tablettes de chocolat. Elle m'en donna un jour une grande quantité, que je re?us comme un présent magnifique. J'en fis des casques et des cuirasses en les collant sur les feuilles d'un vieil atlas. Un soir que le cousin Paul était venu d?ner à la maison, je lui donnai une de ces armures qui était celle d'un Sarrasin, et je revêtis l'autre: c'était l'armure de saint Louis. Toutes deux étaient des armures de plates. A y bien regarder, ni les Sarrasins ni les barons chrétiens ne s'armaient ainsi au XIII siècle. Mais cette considération ne nous arrêta point, et je pris Damiette.
?Ce souvenir renouvelle la plus cruelle humiliation de ma vie. Ma?tre de Damiette, je fis prisonnier le cousin Paul, je le ficelai avec les cordes à sauter des petites filles, et je le poussai d'un tel élan qu'il tomba sur le nez et se mit à pousser des cris lamentables, malgré son courage. Ma mère
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