Monsieur Bergeret à Paris | Page 2

Anatole France

précieuse, que le maître seul peut et doit la partager et la dispenser. Et il

rappela dans son esprit le divin porcher Eumée recevant dans son étable
Ulysse qu'il ne reconnaissait pas, mais qu'il traitait avec honneur
comme un hôte envoyé par Zeus. «Eumée se leva pour faire les parts,
car il avait l'esprit équitable. Il fit sept parts. Il en consacra une aux
Nymphes et à Hermès, fils de Maia, et il donna une des autres à chaque
convive. Et il offrit, à son hôte, pour l'honorer, tout le dos du porc. Et le
subtil Ulysse s'en réjouit et dit à Eumée:--Eumée, puisses-tu toujours
rester cher à Zeus paternel, pour m'avoir honoré, tel que je suis, de la
meilleure part!» Et M. Bergeret, près de cette vieille servante, fille de la
terre nourricière, se sentait ramené aux jours antiques.
--Si monsieur veut se servir?...
Mais il n'avait pas, ainsi que le divin Ulysse et les rois d'Homère, une
faim héroïque. Et, en dînant, il lisait son journal ouvert sur la table.
C'était là encore une pratique que la servante n'approuvait pas,
--Riquet, veux-tu du poulet? demanda M. Bergeret. C'est une chose
excellente.
Riquet ne fit point de réponse. Quand il se tenait sous la table, jamais il
ne demandait de nourriture. Les plats, si bonne qu'en fût l'odeur, il n'en
réclamait point sa part. Et même il n'osait toucher à ce qui lui était
offert. Il refusait de manger dans une salle à manger humaine. M.
Bergeret, qui était affectueux et compatissant, aurait eu plaisir à
partager son repas avec son compagnon. Il avait tenté, d'abord, de lui
couler quelques menus morceaux. Il lui avait parlé obligeamment, mais
non sans cette superbe qui trop souvent accompagne la bienfaisance. Il
lui avait dit:
--Lazare, reçois les miettes du bon riche, car pour toi, du moins, je suis
le bon riche.
Mais Riquet avait toujours refusé. La majesté du lieu l'épouvantait. Et
peut-être aussi avait-il reçu, dans sa condition passée, des leçons qui
l'avaient instruit à respecter les viandes du maître.
Un jour, M. Bergeret s'était fait plus pressant que de coutume. Il avait
tenu longtemps sous le nez de son ami un morceau de chair délicieuse.
Riquet avait détourné la tête et, sortant de dessous la nappe, il avait
regardé le maître de ses beaux yeux humbles, pleins de douceur et de
reproche, qui disaient:
--Maître, pourquoi me tentes-tu?
Et, la queue basse, les pattes fléchies, se traînant sur le ventre en signe

d'humilité, il était allé s'asseoir tristement sur son derrière, contre la
porte. Il y était resté tout le temps du repas. Et M. Bergeret avait admiré
la sainte patience de son petit compagnon noir.
Il connaissait donc les sentiments de Riquet. C'est pourquoi il n'insista
pas, cette fois. Il n'ignorait pas d'ailleurs que Riquet, après le dîner
auquel il assistait avec respect, irait manger avidement sa pâtée, dans la
cuisine, sous l'évier, en soufflant et en reniflant tout à son aise. Rassuré
à cet endroit, il reprit le cours de ses pensées.
C'était pour les héros, songeait-il, une grande affaire que de manger.
Homère n'oublie pas de dire que, dans le palais du blond Ménélas,
Étéonteus, fils de Boéthos, coupait les viandes et faisait les parts. Un
roi était digne de louanges quand chacun, à sa table, recevait sa juste
part du boeuf rôti. Ménélas connaissait les usages. Hélène aux bras
blancs faisait la cuisine avec ses servantes. Et l'illustre Étéonteus
coupait les viandes. L'orgueil d'une si noble fonction reluit encore sur la
face glabre de nos maîtres d'hôtel. Nous tenons au passé par des racines
profondes. Mais je n'ai pas faim, je suis petit mangeur. Et de cela
encore Angélique Borniche, cette femme primitive, me fait un grief.
Elle m'estimerait davantage si j'avais l'appétit d'un Atride ou d'un
Bourbon.
M. Bergeret en était à cet endroit de ses réflexions, quand Riquet, se
levant de dessus son coussin, alla aboyer devant la porte.
Cette action était remarquable parce qu'elle était singulière. Cet animal
ne quittait jamais son coussin avant que son maître se fût levé de sa
chaise.
Riquet aboyait depuis quelques instants lorsque la vieille Angélique,
montrant par la porte entr'ouverte un visage bouleversé, annonça que
«ces demoiselles» étaient arrivées. M. Bergeret comprit qu'elle parlait
de Zoé, sa soeur, et de sa fille Pauline qu'il n'attendait pas si tôt. Mais il
savait que sa soeur Zoé avait des façons brusques et soudaines. Il se
leva de table. Cependant Riquet, au bruit des pas, qui maintenant
s'entendaient dans le corridor, poussait de terribles cris d'alarme. Sa
prudence de sauvage, qui avait résisté à une éducation libérale,
l'induisait à croire que tout étranger est un ennemi. Il flairait pour lors
un grand péril, l'épouvantable invasion de la salle à manger, des
menaces de ruine et de désolation.
Pauline sauta au
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