étaient mouillés et son corps aussi. Toute cette pluie de la veille, ce vent, ce ciel sombre, lui revinrent vaguement à la mémoire.... On n'était donc plus là-bas dans les pays bleus de l'équateur!... Non, il se rappelait maintenant: c'était la France, la Bretagne, c'était le retour tant rêvé.
Mais qu'avait-il fait pour être déjà aux fers, à peine arrivé dans son pays? Il cherchait et ne trouvait pas. Puis un souvenir lui revint tout à coup, comme d'un rêve: pendant qu'on le hissait à bord, il s'était un peu réveillé, disant qu'il monterait tout seul et il avait vu justement devant lui, par fatalité, certain vieux ma?tre qu'il avait en aversion. Il lui avait dit aussit?t de très vilaines injures; après, il y avait eu bousculade, et puis il ne savait plus le reste, étant à ce moment-là retombé inerte et sans connaissance.
Mais alors.... La permission qu'on lui avait promise pour aller dans son village de Plouherzel, on ne la lui donnerait pas!... Toutes ces choses attendues, désirées pendant trois ans de misère, étaient perdues! Il songea à sa mère et sentit un grand coup dans le coeur; ses yeux s'ouvrirent effarés, regardant en dedans, dilatés dans une fixité étrange par un tumulte de choses intérieures. Et, avec l'espoir que ce n'était qu'un mauvais rêve, il essaya de secouer dans l'anneau de fer son pied meurtri.
Alors un éclat de rire sonore, profond, partit comme une fusée dans la cale noire: un homme, vêtu d'un tricot rayé collant sur le torse, était debout devant Yves et le regardait; dans son rire, il renversait en arrière une tête admirable et montrait ses dents blanches avec une expression féline.
?Alors, tu te réveilles?? interrogea l'homme de sa voix mordante, qui vibrait avec l'accent bordelais.
Yves reconnut son ami Jean Barrada, le canonnier, et, levant les yeux vers lui, il lui demanda si je le savais.
?Té!? dit Barrada avec sa gouaillerie de Gascon, ?s'il le sait! Il est descendu trois fois et même il a mené le docteur ici pour te voir; tu étais raide, tu leur as fait peur. Et je suis de faction ici, moi, pour le prévenir si tu bouges.
--Et pour quoi faire? Je n'ai pas besoin qu'il revienne, ni lui ni personne.
--N'y va pas, Barrada, entends-tu bien, je te le défends!...?
Ainsi c'était fait; il était retombé encore, et toujours, dans son même vice. Et, toutes les rares fois qu'il touchait la terre, cela finissait ainsi, et il n'y pouvait rien! C'était donc vrai, ce qu'on lui avait dit, que cette habitude était terrible et mortelle, et qu'on était bien perdu quand une fois on l'avait prise. De rage contre lui-même, il tordit ses bras musculeux qui craquèrent; il se souleva à demi, serrant ses dents, qu'on entendit crisser, et puis retomba, la tête sur les planches dures. Oh! Sa pauvre mère, elle était là tout près et il ne la verrait pas, depuis trois ans qu'il en avait envie!... C'était ?a, son retour en France! Quelle misère et quelle angoisse!
?Au moins tu devrais te changer, dit Barrada. Rester tout mouillé comme tu es, ?a n'est pas sain, et tu attraperas du mal.
--Tant mieux alors, Barrada!... à présent, laisse-moi.?
Il parlait d'un ton dur, le regard sombre et méchant; et Barrada, qui le connaissait bien, comprit qu'en effet il fallait le laisser.
Yves détourna la tête et se cacha d'abord le visage sous ses deux bras relevés; puis, craignant que Barrada ne s'imaginat qu'il pleurait, par fierté il changea sa pose et regarda devant lui. Ses yeux, dans leur atonie fatiguée, gardaient une fixité farouche, et sa lèvre, plus avancée que de coutume, exprimait ce défi de sauvage qu'en lui-même il jetait à tout. Dans sa tête il formait de mauvais projets; des idées con?ues déjà autrefois, à des heures de rébellion et de ténèbres lui étaient revenues.
Oui, il s'en irait, comme son frère Goulven, comme ses frères; cette fois, c'était bien décidé et bien fini. La vie de ces forbans qu'il avait rencontrés sur les baleiniers d'Océanie, ou dans les lieux de plaisir des villes de la Plata, cette vie aux hasards de la mer sans loi et sans frein, depuis longtemps l'attirait: c'était dans son sang d'ailleurs, c'était de famille.
Déserter pour aller naviguer au commerce à l'étranger, ou faire la grande pêche, c'est toujours le rêve qui obsède les matelots, et les meilleurs surtout, dans leurs moments de révolte.
Il y a de beaux jours en Amérique pour les déserteurs! Lui ne réussirait pas, il se le disait bien; il était trop voué à la peine et au malheur; mais, si c'est la misère, au moins, là-bas, on est affranchi de tout!
Sa mère!... Eh bien, en se sauvant, il passerait par Plouherzel, la nuit, pour l'embrasser. Toujours comme son frère Goulven, qui avait fait cela, lui, jadis; il s'en souvenait, de l'avoir vu arriver
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