Mon frère Yves | Page 5

Pierre Loti
à coups cadencés de leurs grands avirons.
Devant eux s'ouvrait cette baie profonde et noire qui est le port de guerre; sur les quais, il y avait des alignements de canons et de choses maritimes à l'air formidable. On ne voyait partout que de hautes et interminables constructions de granit, toutes pareilles, surplombant l'eau noire et s'étageant les unes par-dessus les autres avec des rangées symétriques de petites portes et de petites fenêtres. Au-dessus encore, les premières maisons de Brest et de recouvrance montraient leurs toits mouillés, d'où sortaient de petites fumées blanches; elles criaient leur misère humide et froide, et le vent s'engouffrait partout avec un grand bruit triste.
La nuit tombait tout à fait et les petites flammes du gaz commen?aient à piquer de brillants jaunes ces amoncellements de choses grises. Les matelots entendaient déjà les roulements des voitures et les bruits de la ville qui leur arrivaient d'en haut, par-dessus l'arsenal désert, avec les chants des ivrognes.
Yves, par prudence, avait confié à bord, à son ami Barrada, tout son argent, qu'il destinait à sa mère, gardant seulement dans sa poche cinquante francs pour sa nuit.

IV
?Et mon mari aussi, Madame Quémeneur, quand il est so?l, tout le temps il dort.
--Vous faites votre petit tour aussi, Madame Kervella?
--Et j'attends mon mari, moi aussi donc, qui est arrivé aujourd'hui sur le Catinat.
--Et le mien, Madame Kerdoncuff, le jour qu'il était revenu de la Chine, il avait dormi pendant deux jours; et moi aussi donc, je m'étais so?lée, madame Kerdoncuff. Oh! comme j'ai eu honte aussi! Et ma fille aussi donc, elle était tombée dans les escaliers!?
Avec l'accent chantant et cadencé de Brest, tout cela se croise sous les vieux parapluies retournés par le vent, entre des femmes en waterproof et en coiffe pointue de mousseline, qui attendent là-haut, à l'entrée des grands escaliers de granit.
Leurs maris sont revenus sur ce même batiment qui a ramené Yves, et elles sont là postées, soutenues déjà par quelque peu d'eau-de-vie, elles font le guet, l'oeil moitié égrillard, moitié attendri.
Ces vieux marins qu'elles attendent étaient jadis peut-être de braves gabiers durs à la peine; et puis, gangrenés par les séjours dans Brest et l'ivrognerie, ils ont épousé ces créatures et sont tombés dans les bas-fonds sordides de la ville.
Derrière ces dames, il y a d'autres groupes encore, où la vue se repose: des jeunes femmes qui se tiennent dignes, vraies femmes de marins celles-ci, recueillies dans la joie de revoir leur fiancé ou leur mari, et regardant avec anxiété dans ce grand trou béant du port, par où les désirés vont venir. Il y a des mères, arrivées des villages, ayant mis leur beau costume breton des fêtes, la grande coiffe et la robe de drap noir à broderies de soie; la pluie les gate pourtant, ces belles hardes qu'on ne renouvelle pas deux fois dans la vie; mais il faut bien faire honneur à ce fils qu'on va embrasser tout à l'heure devant les autres.
?Voilà ceux du Magicien qui entrent dans le port, Madame Kerdoncuff!
--Et voilà ceux du Catinat aussi donc! Ils se suivent tous les deux, Madame Quémeneur!?
En bas, les canots accostent, tout au fond, sur les quais noirs, et ceux qui sont attendus montent les premiers.
D'abord les maris de ces dames, place aux anciens, qui passent devant! Le goudron, le vent, le hale, l'eau-de-vie, leur ont composé des minois chiffonnés de singes.... Et on s'en va, bras dessus bras dessous, du c?té de Recouvrance, dans quelque vieille rue sombre aux hautes maisons de granit; tout à l'heure, on montera dans une chambre humide qui sent l'égout et le moisi de pauvre, où sur les meubles il y a des coquillages dans de la poussière et des bouteilles pêle-mêle avec des chinoiseries. Et, grace à l'alcool acheté au cabaret d'en bas, on trouvera l'oubli de cette séparation cruelle avec un renouveau de ses vingt ans.
Puis viennent les autres, les jeunes hommes qu'attendent les fiancées, les femmes ou les vieilles mères, et enfin, quatre à quatre, escaladant les marches de granit, toute la bande des grands enfants sauvages qu'Yves conduit à la fête de ses galons.
Celles qui les attendent, ceux-ci, sont dans la rue des Sept-Saints, déjà sorties sur leur porte et au guet: femmes aux cheveux à la chien peignés sur les sourcils,--à la voix avinée et au geste horrible.
Tout à l'heure, ce sera pour elles, leur sève, leurs ardeurs contenues,--et leur argent.--C'est qu'ils payent bien, les matelots, le jour du retour, et, en plus de ce qu'ils donnent, il y a surtout ce qu'on leur prend après, quand par bonheur ils sont ivres à point....
Ils regardaient devant eux indécis, comme effarés, grisés déjà rien que de se trouver à terre.
Où aller? Par où commencer leurs plaisirs?... Ce vent, cette pluie froide d'hiver et cette tombée sinistre de la nuit,--pour ceux qui ont un
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