Moll Flanders | Page 9

Daniel Defoe
pour me le donner, quoiqu'elle m'eût d'abord à ce sujet traitée si
cruellement.
Maintenant j'étais une pauvre dame de qualité, en vérité, et juste cette
même nuit j'allais être jetée dans l'immense monde; car la fille avait
tout emporté, et je n'avais pas tant qu'un logement pour y aller, ou un
bout de pain à manger; mais il semble que quelques-uns des voisins
prirent une si grande pitié de moi, qu'ils en informèrent la dame dans la
famille de qui j'avais été; et immédiatement elle envoya sa servante
pour me chercher; et me voilà partie avec elles, sac et bagages, et avec
le coeur joyeux, vous pouvez bien penser; la terreur de ma condition

avait fait une telle impression sur moi, que je ne voulais plus être dame
de qualité, mais bien volontiers servante, et servante de telle espèce
pour laquelle on m'aurait crue bonne.
Mais ma nouvelle généreuse maîtresse avait de meilleures pensées pour
moi. Je la nomme généreuse, car autant elle excédait la bonne femme
avec qui j'avais vécu avant en tout, qu'en état; je dis en tout, sauf en
honnêteté; et pour cela, quoique ceci fût une dame bien exactement
juste, cependant je ne dois pas oublier de dire en toutes occasions, que
la première, bien que pauvre, était aussi foncièrement honnête qu'il est
possible.
Je n'eus pas plus tôt été emmenée par cette bonne dame de qualité, que
la première dame, c'est-à-dire madame la femme du maire, envoya ses
filles pour prendre soin de moi; et une autre famille qui m'avait
remarquée, quand j'étais la petite dame de qualité, me fit chercher,
après celle-là, de sorte qu'on faisait grand cas de moi; et elles ne furent
pas peu fâchées, surtout madame la femme du maire, que son amie
m'eût enlevée à elle; car disait-elle, je lui appartenais par droit, elle
ayant été la première qui eût pris garde à moi; mais celles qui me
tenaient ne voulaient pas me laisser partir; et, pour moi, je ne pouvais
être mieux que là où j'étais.
Là, je continuai jusqu'à ce que j'eusse entre dix-sept et dix-huit ans, et
j'y trouvai tous les avantages d'éducation qu'on peut s'imaginer; cette
dame avait des maîtres qui venaient pour enseigner à ses filles à danser,
à parler français et à écrire, et d'autres pour leur enseigner la musique;
et, comme j'étais toujours avec elles, j'apprenais aussi vite qu'elles; et
quoique les maîtres ne fussent pas appointés pour m'enseigner,
cependant j'apprenais par imitation et questions tout ce qu'elles
apprenaient par instruction et direction. Si bien qu'en somme j'appris à
danser et à parler français aussi bien qu'aucune d'elles et à chanter
beaucoup mieux, car j'avais une meilleure voix qu'aucune d'elles; je ne
pouvais pas aussi promptement arriver à jouer du clavecin ou de
l'épinette, parce que je n'avais pas d'instruments à moi pour m'y exercer,
et que je ne pouvais toucher les leurs que par intervalles, quand elles les
laissaient; mais, pourtant, j'appris suffisamment bien, et finalement les

jeunes demoiselles eurent deux instruments, c'est-à-dire un clavecin et
une épinette aussi, et puis me donnèrent leçon elles-mêmes; mais, pour
ce qui est de danser, elles ne pouvaient mais que je n'apprisse les
danses de campagne, parce qu'elles avaient toujours besoin de moi pour
faire un nombre égal, et, d'autre part, elles mettaient aussi bon coeur à
m'apprendre tout ce qu'on leur avait enseigné à elles-mêmes que moi à
profiter de leurs leçons.
Par ces moyens j'eus, comme j'ai dit, tous les avantages d'éducation que
j'aurais pu avoir, si j'avais été autant demoiselle de qualité que l'étaient
celles avec qui je vivais, et, en quelques points, j'avais l'avantage sur
mesdemoiselles, bien qu'elles fussent mes supérieures: en ce que tous
mes dons étaient de nature et que toutes leurs fortunes n'eussent pu
fournir. D'abord j'étais jolie, avec plus d'apparence qu'aucune d'elles;
deuxièmement j'étais mieux faite; troisièmement, je chantais mieux, par
quoi je veux dire que j'avais une meilleure voix; en quoi vous me
permettrez de dire, j'espère, que je ne donne pas mon propre jugement,
mais l'opinion de tous ceux qui connaissaient la famille.
J'avais avec tout cela, la commune vanité de mon sexe, en ce qu'étant
réellement considérée comme très jolie, ou, si vous voulez, comme une
grande beauté, je le savais fort bien, et j'avais une aussi bonne opinion
de moi-même qu'homme du monde, et surtout j'aimais à en entendre
parler les gens, ce qui arrivait souvent et me donnait une grande
satisfaction.
Jusqu'ici mon histoire a été aisée à dire, et dans toute cette partie de ma
vie, j'avais non seulement la réputation de vivre dans une très bonne
famille, mais aussi la renommée d'une jeune fille bien sobre, modeste et
vertueuse, et telle j'avais toujours été; d'ailleurs, je n'avais jamais eu
occasion de penser à autre chose, ou de savoir ce qu'était une tentation
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