Bob Singleton, le petit pirate, abandonné sur mer, conquiert de ses seules mains son droit à vivre avec des moyens criminels; la courtisane Roxana parvient péniblement, après une vie honteuse, à obtenir le respect de gens qui ignorent son passé; le malheureux sellier, resté à Londres au milieu de la peste, arrange sa vie et se protège du mieux qu'il peut en dépit de l'affreuse épidémie; enfin Moll Flanders, après une vie de prostitution de calcul, ruinée, ayant quarante-huit ans déjà, et ne pouvant plus trafiquer de rien, aussi solitaire au milieu de la populeuse cité de Londres qu'Alexandre Selkirk dans l'?le de Juan-Hernandez, se fait voleuse isolée pour manger à sa faim, et chaque vol successif semblant l'accroissement de bien-être que Robinson découvre dans ses travaux, parvient dans un age reculé, malgré l'emprisonnement et la déportation, à une sorte de sécurité.
Les ?Heurs et Malheurs de la Fameuse Moll Flanders, etc., qui naquit à Newgate, et, durant une vie continuellement variée de trois fois vingt ans, outre son enfance, fut douze ans prostituée, cinq fois mariée (dont l'une à son propre frère), douze ans voleuse, huit ans félonne déportée en Virginie, finalement devint riche, vécut honnête, et mourut repentante; écrits d'après ces propres mémoires?, ils parurent le 27 Janvier 1722.
De Fo? avait soixante et un ans. Trois ans auparavant, il avait débuté dans le roman par Robinson Crusoé. En juin 1720, il avait publié le Capitaine Singleton. Moins de deux mois après Moll Flanders (17 mars 1722), il donnait un nouveau chef-d'oeuvre, le Journal de la peste de Londres, son deux cent treizième ouvrage (on en conna?t deux cent cinquante-quatre) depuis 1687.
Les biographes de de Fo? ignorent quelle fut l'origine du roman Moll Flanders. Sans doute l'idée lui en vint pendant son emprisonnement d'un an et demi à Newgate en 1704. On en est réduit, pour expliquer le nom de l'héro?ne, à noter cette co?ncidence: dans le Post-Boy du 9 janvier 1722, et aux numéros précédents, figure, l'annonce des livres en vente chez John Darby, et entre autres l'Histoire des Flandres avec une carte par Moll.
D'autre part, M. William Lee a retrouvé dans Applebee's Journal, dont de Fo? était le principal rédacteur, une lettre signée Moll, écrite de la Foire aux Chiffons, à la date du 16 juillet 1720. Cette femme est supposée s'adresser à de Fo? pour lui demander conseil. Elle s'exprime dans un singulier mélange de slang et d'anglais. Elle a été voleuse et déportée. Mais, ayant amassé un peu d'argent, elle a trouvé le moyen de revenir en Angleterre où elle est en rupture de ban. Le malheur veut qu'elle ait rencontré un ancien camarade. ?Il me salue publiquement dans la rue, avec un cri prolongé:--? excellente Moll, es-tu donc sortie de la tombe? n'étais-tu pas déportée?--Tais-toi Jack, dis-je, pour l'amour de Dieu! quoi, veux-tu donc me perdre?--Moi? dit-il, allons coquine, donne-moi une pièce de douze, ou je cours te dénoncer sur-le-champ.... J'ai été forcée de céder et le misérable va me traiter comme une vache à lait tout le reste de mes jours.?Ainsi, dès le mois de juillet 1720, de Fo? se préoccupait du cas matériel et moral d'une voleuse en rupture de ban, exposée au chantage, et imaginait de le faire raconter par Moll elle-même.
Mais ceux qui ont étudié de Fo? ne semblent pas avoir attaché assez d'importance à un fait bien significatif. De Fo? explique, dans sa préface, qu'il se borne à publier un manuscrit de Mémoires corrigé et un peu expurgé. ?Nous ne pouvons dire que cette histoire contienne la fin de la vie de cette fameuse Moll Flanders, car personne ne saurait écrire sa propre vie jusqu'à la fin, à moins de l'écrire après la mort; mais la vie de son mari, écrite par une troisième main, expose en détail comment ils vécurent ensemble en Amérique, puis revinrent tous deux en Angleterre, au bout de huit ans, étant devenus très riches, où elle vécut, dit-on, jusqu'à un age très avancé, mais ne parut point extraordinairement repentante, sauf qu'en vérité elle parlait toujours avec répugnance de sa vie d'autrefois.? Et de Fo? termine le livre par cette mention: écrit en 1683.
C'est ainsi que, pour le Journal de la Peste, de Fo? a tenu à indiquer, par une note, l'endroit où est enterré l'auteur, qu'il supposait mort depuis longtemps. En effet, de Fo? avait quatre ans au moment de l'épidémie (1665), et il n'en écrivit le Journal qu'en 1722--cinquante-sept ans plus tard.--Mais il voulait que l'on considérat son oeuvre comme les notes d'un témoin. Il para?trait y avoir eu moins de nécessité de dater les mémoires de Moll Flanders en reculant l'année jusqu'en 1683, si toutefois l'existence d'une véritable Moll, vers cette époque, ne venait pas appuyer la fiction de Fo?.
Or, une certaine Mary Frith, ou Moll la Coupeuse de bourses, resta célèbre au
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