Mlle. Fifi | Page 7

Guy de Maupassant
me mis en marche, d'un air triste,
derrière les autres.
Les deux derniers se retournèrent avec étonnement, puis se parlèrent
bas. Ils se demandaient certainement si j'étais de la ville. Puis ils

consultèrent les deux précédents, qui se mirent à leur tour à me
dévisager. Cette attention investigatrice me gênait, et, pour y mettre fin,
je m'approchai de mes voisins. Les ayant salués, je dis: «Je vous
demande bien pardon, messieurs, si j'interromps votre conversation.
Mais, apercevant un enterrement civil, je me suis empressé de le suivre
sans connaître, d'ailleurs, le mort que vous accompagnez.» Un des
messieurs prononça: «C'est une morte.» Je fus surpris et je demandai:
«Cependant c'est bien un enterrement civil, n'est-ce pas?»
L'autre monsieur, qui désirait évidemment m'instruire, prit la parole:
«Oui et non. Le clergé nous a refusé l'entrée de l'église.» Je poussai,
cette fois, un «Ah!» de stupéfaction. Je ne comprenais plus du tout.
Mon obligeant voisin me confia, à voix basse: «Oh! c'est toute une
histoire. Cette jeune femme s'est tuée, et voilà pourquoi on n'a pas pu la
faire enterrer religieusement. C'est son mari que vous voyez là, le
premier, celui qui pleure.»
Alors, je prononçai, en hésitant: «Vous m'étonnez et vous m'intéressez
beaucoup, monsieur. Serait-il indiscret de vous demander de me conter
cette histoire? Si je vous importune, mettez que je n'ai rien dit.»
Le monsieur me prit le bras familièrement: «Mais pas du tout, pas du
tout. Tenez, restons un peu derrière. Je vais vous dire ça, c'est fort triste.
Nous avons le temps, avant d'arriver au cimetière, dont vous voyez les
arbres là-haut; car la côte est rude.»
Et il commença: «Figurez-vous que cette jeune femme, Mme Paul
Hamot, était la fille d'un riche commerçant du pays, M. Fontanelle. Elle
eut, étant tout enfant, à l'âge de onze ans, une aventure terrible: un valet
la souilla. Elle en faillit mourir, estropiée par ce misérable que sa
brutalité dénonça. Un épouvantable procès eut lieu et révéla que depuis
trois mois la pauvre martyre était victime des honteuses pratiques de
cette brute. L'homme fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.
«La petite fille grandit, marquée d'infamie, isolée, sans camarade, à
peine embrassée par les grandes personnes qui auraient cru se tacher les
lèvres en touchant son front.

«Elle était devenue pour la ville une sorte de monstre, de phénomène.
On disait tous bas: «Vous savez, la petite Fontanelle.» Dans la rue tout
le monde se retournait quand elle passait. On ne pouvait même pas
trouver de bonnes pour la conduire à la promenade, les servantes des
autres familles se tenant à l'écart comme si une contagion se fût émanée
de l'enfant pour s'étendre à tous ceux qui l'approchaient.
«C'était pitié de voir cette pauvre petite sur le cours où vont jouer les
mioches toutes les après-midi. Elle restait toute seule, debout près de sa
domestique, regardant d'un air triste les autres gamins qui s'amusaient.
Quelquefois, cédant à une irrésistible envie de se mêler aux enfants,
elle s'avançait timidement, avec des gestes craintifs, et entrait dans un
groupe d'un pas furtif, comme consciente de son indignité. Et aussitôt,
de tous les bancs, accouraient les mères, les bonnes, les tantes, qui
saisissaient par la main les fillettes confiées à leur garde et les
entraînaient brutalement. La petite Fontanelle demeurait isolée, éperdue,
sans comprendre; et elle se mettait à pleurer, le coeur crevant de
chagrin. Puis elle courait se cacher la figure, en sanglotant, dans le
tablier de sa bonne.
«Elle grandit; ce fut pis encore. On éloignait d'elle les jeunes filles
comme d'une pestiférée. Songez donc que cette jeune personne n'avait
plus rien à apprendre, rien; qu'elle n'avait plus droit à la symbolique
fleur d'oranger; qu'elle avait pénétré, presque avant de savoir lire, le
redoutable mystère que les mères laissent à peine deviner, en tremblant,
le soir seulement du mariage.
«Quand elle passait dans la rue, accompagnée de sa gouvernante,
comme si on l'eût gardée à vue dans la crainte incessante de quelque
nouvelle et terrible aventure, quand elle passait dans la rue, les yeux
toujours baissés sous la honte mystérieuse qu'elle sentait peser sur elle,
les autres jeunes filles, moins naïves qu'on ne pense, chuchotaient en la
regardant sournoisement, ricanaient en dessous, et détournaient bien
vite la tête d'un air distrait, si par hasard elle les fixait.
«On la saluait à peine. Seuls, quelques hommes se découvraient. Les
mères feignaient de ne l'avoir pas aperçue. Quelques petits voyous
l'appelaient «madame Baptiste», du nom du valet qui l'avait outragée et

perdue.
«Personne ne connaissait les tortures secrètes de son âme; car elle ne
parlait guère et ne riait jamais. Ses parents eux-mêmes semblaient
gênés devant elle, comme s'ils lui en eussent éternellement voulu de
quelque faute irréparable.
«Un honnête homme ne donnerait pas volontiers la main à un forçat
libéré, n'est-ce-pas, ce forçat fût-il son fils?
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