qui l'Etre éternel s'est plu à manifester son
adresse et sa puissance, vous devez, sans doute, goûter des joies bien
pures sur votre globe; car ayant si peu de matière, et paraissant tout
esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser; c'est la véritable
vie des esprits. Je n'ai vu nulle part le vrai bonheur, mais il est ici, sans
doute. A ce discours, tous les philosophes secouèrent la tête; et l'un
d'eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l'on en
excepte un petit nombre d'habitants fort peu considérés, tout le reste est
un assemblage de fous, de méchants, et de malheureux. Nous avons
plus de matière qu'il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal,
si le mal vient de la matière; et trop d'esprit, si le mal vient de l'esprit.
Savez-vous bien, par exemple, qu'à l'heure que je vous parle[1], il y a
cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent
mille autres animaux couverts d'un turban, ou qui sont massacrés par
eux, et que, presque par toute la terre, c'est ainsi qu'on en use de temps
immémorial? Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de
ces horribles querelles entre de si chétifs animaux. Il s'agit, dit le
philosophe, de quelque tas de boue[2] grand comme votre talon. Ce
n'est pas qu'aucun de ces millions d'hommes qui se font égorger
prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne s'agit que de savoir s'il
appartiendra à un certain homme qu'on nomme Sultan, ou à un autre
qu'on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l'un ni l'autre n'a jamais vu
ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s'agit; et presque aucun
de ces animaux, qui s'égorgent mutuellement, n'a jamais vu l'animal
pour lequel il s'égorge.
[1] Ou a vu, à la fin du chapitre III, que la scène se passait en 1737. Il
s'agit ici de la guerre des Turcs et des Russes, de 1736 à 1739. B.
[2] La Crimée, qui toutefois n'a été réunie à la Russie qu'en 1783. B.
Ah! malheureux! s'écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir
cet excès de rage forcenée! Il me prend envie de faire trois pas, et
d'écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d'assassins
ridicules. Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on; ils
travaillent assez à leur ruine. Sachez qu'au bout de dix ans, il ne reste
jamais la centième partie de ces misérables; sachez que, quand même
ils n'auraient pas tiré l'épée, la faim, la fatigue, ou l'intempérance, les
emportent presque tous. D'ailleurs, ce n'est pas eux qu'il faut punir, ce
sont ces barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent,
dans le temps de leur digestion, le massacre d'un million d'hommes, et
qui ensuite en font remercier Dieu solennellement. Le voyageur se
sentait ému de pitié pour la petite race humaine, dans laquelle il
découvrait de si étonnants contrastes. Puisque vous êtes du petit
nombre des sages, dit-il à ces messieurs, et qu'apparemment vous ne
tuez personne pour de l'argent, dites-moi, je vous en prie, à quoi vous
vous occupez. Nous disséquons des mouches, dit le philosophe, nous
mesurons des lignes, nous assemblons des nombres; nous sommes
d'accord sur deux ou trois points que nous entendons, et nous disputons
sur deux ou trois mille que nous n'entendons pas. Il prit aussitôt
fantaisie au Sirien et au Saturnien d'interroger ces atomes pensants,
pour savoir les choses dont ils convenaient. Combien comptez-vous, dit
celui-ci, de l'étoile de la Canicule à la grande étoile des Gémeaux? Ils
répondirent tous à-la-fois, Trente-deux degrés et demi. Combien
comptez-vous d'ici à la lune? Soixante demi-diamètres de la terre en
nombre rond. Combien pèse votre air? Il croyait les attraper[3], mais
tous lui dirent que l'air pèse environ neuf cents fois moins qu'un pareil
volume de l'eau la plus légère, et dix-neuf mille fois moins que l'or de
ducat. Le petit nain de Saturne, étonné de leurs réponses, fut tenté de
prendre pour des sorciers ces mêmes gens auxquels il avait refusé une
âme un quart d'heure auparavant.
[3] L'édition que je crois l'originale, porte: effrayer, au lieu de: attraper.
B.
Enfin Micromégas leur dit: Puisque vous savez si bien ce qui est hors
de vous, sans doute vous savez encore mieux ce qui est en-dedans.
Dites-moi ce que c'est que votre âme, et comment vous formez vos
idées. Les philosophes parlèrent tous à-la-fois comme auparavant; mais
ils furent tous de différents avis. Le plus vieux citait Aristote, l'autre
prononçait le nom de Descartes; celui-ci, de Malebranche; cet autre, de
Leibnitz; cet autre, de Locke. Un vieux péripatéticien dit tout haut avec
confiance: L'âme est une entéléchie, et une raison par qui elle a la
puissance d'être ce qu'elle
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