Micromegas | Page 2

Voltaire
de l'étoile Sirius dans la planète de
Saturne.
Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée Sirius
il y avait un jeune homme de beaucoup d'esprit, que j'ai eu l'honneur de
connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur notre petite fourmilière; il
s'appelait Micromégas[1], nom qui convient fort à tous les grands. Il
avait huit lieues de haut: j'entends par huit lieues, vingt-quatre mille pas
géométriques de cinq pieds chacun.
[1] De micros, petit, et de megas, grand. B.
Quelques géomètres[2], gens toujours utiles au public, prendront
sur-le-champ la plume, et trouveront que, puisque M. Micromégas,
habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre mille pas,
qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous autres citoyens de la
terre nous n'avons guère que cinq pieds, et que notre globe a neuf mille

lieues de tour; ils trouveront, dis-je, qu'il faut absolument que le globe
qui l'a produit ait au juste vingt-un millions six cent mille fois plus de
circonférence que notre petite terre. Rien n'est plus simple et plus
ordinaire dans la nature. Les états de quelques souverains d'Allemagne
ou d'Italie, dont on peut faire le tour en une demi-heure, comparés à
l'empire de Turquie, de Moscovie, ou de la Chine, ne sont qu'une très
faible image des prodigieuses différences que la nature a mises dans
tous les êtres.
[2] C'est ainsi qu'on lit dans les premières éditions. D'autres, au lieu de
géomètres, portent algébristes. B.
La taille de son excellence étant de la hauteur que j'ai dite, tous nos
sculpteurs et tous nos peintres conviendront sans peine que sa ceinture
peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour; ce qui fait une très jolie
proportion. [3]Son nez étant le tiers de son beau visage, et son beau
visage étant la septième partie de la hauteur de son beau corps, il faut
avouer que le nez du Sirien a six mille trois cent trente-trois pieds de
roi plus une fraction; ce qui était à démontrer.
[3] Je rétablis celte phrase d'après les premières éditions. B.
Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous ayons; il sait
beaucoup de choses; il en a inventé quelques unes: il n'avait pas encore
deux cent cinquante ans; et il étudiait, selon la coutume, au collège le
plus célèbre[4] de sa planète, lorsqu'il devina, par la force de son esprit,
plus de cinquante propositions d'Euclide. C'est dix-huit de plus que
Blaise Pascal, lequel, après en avoir deviné trente-deux en se jouant, à
ce que dit sa soeur, devint depuis un géomètre assez médiocre[5], et un
fort mauvais métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante ans, au
sortir de l'enfance, il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n'ont
pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux microscopes
ordinaires; il en composa un livre fort curieux, mais qui lui fit quelques
affaires. Le muphti de son pays, grand vétillard, et fort ignorant, trouva
dans son livre des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires[6],
hérétiques, sentant l'hérésie, et le poursuivit vivement: il s'agissait de
savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature
que celle des colimaçons. Micromégas se défendit avec esprit; il mit les

femmes de son côté; le procès dura deux cent vingt ans. Enfin le
muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l'avaient pas
lu, et l'auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années[7].
[4] Au lieu de le plut célèbre, qu'on lit dans la première édition, les
êdilions postérieures portent: des jésuites. B.
[5] Pascal devint un très grand géomètre, non dans la classe de ceux qui
ont contribué par de grandes découvertes au progrès des sciences,
comme Descartes, Newton, mais dans celle des géomètres qui ont
montré par leurs ouvrages un génie du premier ordre. K.
[6] L'édition que je crois l'originale, porte: téméraires, sentant l'hérésie.
Le texte actuel existe dès 1756. B.
[7] M. de Voltaire avait été persécuté par le théatin Boyer, pour avoir
dit dans ses Lettres philosophiques que les facultés de nôtre ame se
développent en même temps que nos organes, de la même manière que
les facultés de l'ame des animaux. K.
Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui n'était
remplie que de tracasseries et de petitesses. Il fit une chanson fort
plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne s'embarrassa guère; et il se
mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit
et le coeur[8], comme l'on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de
poste ou en berline seront sans doute étonnés des équipages de là-haut;
car nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien
au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement
les lois de la gravitation, et
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