Micromegas | Page 3

Voltaire
est semée, ce beau ciel empyrée que l'illustre vicaire Derham[9] se vante d'avoir vu au bout de sa lunette. Ce n'est pas que je prétende que M. Derham ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les lieux, c'est un bon observateur, et je ne veux contredire personne. Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Saturne. Quelque accoutumé qu'il f?t à voir des choses nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de haut ou environ. Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens, à peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli, quand il vient en France. Mais, comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. Il se familiarisa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de l'académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait, à la vérité, rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui fesait passablement de petits vers et de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la satisfaction des lecteurs, une conversation singulière que Micromégas eut un jour avec M. le secrétaire.
[8] Voyez ma note, page 110. B. [cette note, dans Zadig, dit: "Ce trait porte surtout contre Rollin, qui emploie souvent ces expressions dans son Traité des études. Voltaire y revient souvent: voyez, dans le présent volume, le chapitre I de Micromégas, et dans le tome XXXIV, le chapitre XI de l'Homme aux quarante écus, le chapitre IX du Taureau blanc; et tome XI, le second vers du chant VIII de la Pucelle. B."]
[9] Savant Anglais, autour de la Théologie astronomique, de quelques autres ouvrages qui ont pour objet de prouver l'existence de Dieu par le détail des merveilles de la nature: malheureusement lui et ses imitateurs se trompent souvent dans l'exposition de ces merveilles; ils s'extasient sur la sagesse qui se montre dans l'ordre d'un phénomène, et on découvre que ce phénomène est tout différent de ce qu'ils ont supposé; alors c'est ce nouvel ordre qui leur parait un chef-d'oeuvre de sagesse. Ce défaut, commun à tous les ouvrages de ce genre, les a décrédités. On sait trop d'avance que, de quelque manière que les choses soient, l'auteur finira toujours par les admirer. K.

CHAPITRE II.
Conversation de l'habitant de Sirius avec celui de Saturne.
Après que son excellence se fut couchée, et que le secrétaire se fut approché de son visage, Il faut avouer, dit Micromégas, que la nature est bien variée. Oui, dit le Saturnien, la nature est comme un parterre dont les fleurs..... Ah! dit l'autre, laissez là votre parterre. Elle est, reprit le secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes, dont les parures.... Eh! qu'ai-je à faire de vos brunes? dit l'autre. Elle est donc comme une galerie de peintures dont les traits..... Eh non! dit le voyageur, encore une fois la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons? Pour vous plaire, répondit le secrétaire. Je ne veux point qu'on me plaise, répondit le voyageur; je veux qu'on m'instruise; commencez d'abord par me dire combien les hommes de votre globe ont de sens. Nous en avons soixante et douze, dit l'académicien; et nous nous plaignons tous les jours du peu. Notre imagination va au-delà de nos besoins; nous trouvons qu'avec nos soixante et douze sens, notre anneau, nos cinq lunes, nous sommes trop bornés; et, malgré toute notre curiosité et le nombre assez grand de passions qui résultent de nos soixante et douze sens, nous avons tout le temps de nous ennuyer. Je le crois bien, dit Micromégas; car dans notre globe nous avons près de mille sens; et il nous reste encore je ne sais quel désir vague, je ne sais quelle inquiétude, qui nous avertit sans cesse que nous sommes peu de chose, et qu'il y a des êtres beaucoup plus parfaits. J'ai un peu voyagé; j'ai vu des mortels fort au-dessous de nous; j'en ai vu de fort supérieurs: mais je n'en ai vu aucuns qui n'aient plus de désirs que de vrais besoins, et plus de besoins que de satisfaction. J'arriverai peut-être un jour au pays où il ne manque rien; mais jusqu'à présent personne ne m'a donné de nouvelles positives de ce pays-là. Le Saturnien et le Sirien s'épuisèrent alors en conjectures; mais, après beaucoup de raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en fallut
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