Michel Strogoff: Moscou-Irkutsk | Page 7

Jules Verne

«Votre Majesté, dit-il, a sans doute donné des ordres pour que cette invasion fût
repoussée au plus vite?
--Oui, répondit le czar. Le dernier télégramme qui a pu passer à Nijni-Oudinsk a dû
mettre en mouvement les troupes des gouvernements d'Yeniseisk, d'Irkoutsk, d'Iakoutsk,
celles des provinces de l'Amour et du lac Baïkal. En même temps, les régiments de Perm
et de Nijni-Novgorod et les Cosaques de la frontière se dirigent à marche forcée vers les
monts Ourals; mais, malheureusement, il faudra plusieurs semaines avant qu'ils puissent
se trouver en face des colonnes tartares!
--Et le frère de Votre Majesté, Son Altesse le grand-duc, en ce moment isolé dans le
gouvernement d'Irkoutsk, n'est plus en communication directe avec Moscou?
--Non.
--Mais il doit savoir, par les dernières dépêches, quelles sont les mesures prises par Votre
Majesté et quels secours il doit attendre des gouvernements les plus rapprochés de celui
d'Irkoutsk?
--Il le sait, répondit le czar, mais ce qu'il ignore, c'est qu'Ivan Ogareff, en même temps
que le rôle de rebelle, doit jouer le rôle de traître, et qu'il a en lui un ennemi personnel et
acharné. C'est au grand-duc qu'Ivan Ogareff doit sa première disgrâce, et, ce qu'il y a de
plus grave, c'est que cet homme n'est pas connu de lui. Le projet d'Ivan Ogareff est donc
de se rendre à Irkoutsk, et là, sous un faux nom, d'offrir ses services au grand-duc. Puis,
après qu'il aura capté sa confiance, lorsque les Tartares auront investi Irkoutsk, il livrera
la ville, et avec elle mon frère, dont la vie est directement menacée. Voilà ce que je sais
par mes rapports, voilà ce que ne sait pas le grand-duc, et voilà ce qu'il faut qu'il sache!

--Eh bien, sire, un courrier intelligent, courageux....
--Je l'attends.
--Et qu'il fasse diligence, ajouta le grand maître de police, car permettez-moi d'ajouter,
sire, que c'est une terre propice aux rébellions que cette terre sibérienne!
--Veux-tu dire, général, que les exilés feraient cause commune avec les envahisseurs?
s'écria le czar. qui ne fut pas maître de lui-même devant cette insinuation du grand maître
de police.
--Que Votre Majesté m'excuse!... répondit en balbutiant le grand maître de police, car
c'était bien véritablement la pensée que lui avait suggérée son esprit inquiet et défiant.
--Je crois aux exilés plus de patriotisme! reprit le czar.
--Il y a d'autres condamnés que les exilés politiques en Sibérie, répondit le grand maître
de police.
--Les criminels! Oh! général, ceux-là je te les abandonne! C'est le rebut du genre humain.
Ils ne sont d'aucun pays. Mais le soulèvement, ou plutôt l'invasion n'est pas faite contre
l'empereur, c'est contre la Russie, contre ce pays, que les exilés n'ont pas perdu toute
espérance de revoir... et qu'ils reverront!... Non, jamais un Russe ne se liguera avec un
Tartare pour affaiblir, ne fût-ce qu'une heure, la puissance moscovite!»
Le czar avait raison de croire au patriotisme de ceux que sa politique tenait
momentanément éloignés. La clémence, qui était le fond de sa justice, quand il pouvait en
diriger lui-même les effets, les adoucissements considérables qu'il avait adoptés dans
l'application des ukases, si terribles autrefois, lui garantissaient qu'il ne pouvait se
méprendre. Mais, même sans ce puissant élément de succès apporté à l'invasion tartare,
les circonstances n'en étaient pas moins très-graves, car il était à craindre qu'une grande
partie de la population kirghise ne se joignit aux envahisseurs.
Les Kirghis se divisent en trois hordes, la grande, la petite et la moyenne, et comptent
environ quatre cent mille «tentes», soit deux millions d'âmes. De ces diverses tribus, les
unes sont indépendantes, et les autres reconnaissent la souveraineté, soit de la Russie, soit
des khanats de Khiva, de Khokhand et de Boukhara, c'est-à-dire des plus redoutables
chefs du Turkestan. La horde moyenne, la plus riche, est en même temps la plus
considérable, et ses campements occupent tout l'espace compris entre les cours d'eau du
Sara-Sou, de l'Irtyche, de l'Ichim supérieur, le lac Hadisang et le lac Aksakal. La grande
horde, qui occupe les contrées situées dans l'est de la moyenne, s'étend jusqu'aux
gouvernements d'Omsk et de Tobolsk. Si donc ces populations kirghises se soulevaient,
c'était l'envahissement de la Russie asiatique, et, tout d'abord, la séparation de la Sibérie,
à l'est de l'Yeniseï.
Il est vrai que ces Kirghis, fort novices dans l'art de la guerre, sont plutôt des pillards
nocturnes et agresseurs de caravanes que des soldats réguliers. Ainsi que l'a dit M.
Levchine, «un front serré ou un carré de bonne infanterie résiste à une masse do Kirghis

dix fois plus nombreux, et un seul canon peut on détruire une quantité effroyable.»
Soit, mais encore faut-il que ce carré de bonne infanterie arrive dans le pays soulevé, et
que les bouches à feu quittent les parcs des provinces russes, qui sont éloignées de deux
ou trois mille verstes.
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