Mes Origines. Mémoires et Récits | Page 9

Frederic Mistral
épouvantée, était
dans la consternation. En retournant, un jour d'hiver, à travers la
Bourgogne, avec une pluie froide qui lui battait le visage, et de la fange
sur les routes jusqu'au moyeu des roues, il rencontra, nous disait-il, un

charretier de son pays. Les deux compatriotes se tendirent la main, et
mon père, prenant la parole:
-- Tiens, où vas-tu, voisin, par ce temps diabolique?
-- Citoyen, répliqua l'autre, je vais à Paris porter les saints et les
cloches.
Mon père devint pâle, les larmes lui jaillirent et, ôtant son chapeau
devant les saints de son pays et les cloches de son église, qu'il
rencontrait ainsi sur une route de Bourgogne:
-- Ah! maudit, lui fit-il, crois-tu qu'à ton retour, on te nomme, pour cela,
représentant du peuple?
L'iconoclaste courba la tête de honte et, avec un blasphème, il fit tirer
ses bêtes.
Mon père, dois-je dire, avait un foi profonde. Le soir, en été comme en
hiver, agenouillé sur sa chaise, la tête découverte, les mains croisées sur
le front, avec sa cadenette, serrée d'un ruban de fil, qui lui pendait sur la
nuque, il faisait, à voix haute, la prière pour tous; et puis, lorsqu'en
automne, les veillées s'allongeaient, il lisait l'Évangile à ses enfants et
domestiques.
Mon père, dans sa vie, n'avait lu que trois livres: le _Nouveau
Testament, l'Imitation_ et Don Quichotte (lequel lui rappelait sa
campagne d'Espagne et le distrayait, quand venait la pluie).
-- Comme de notre temps les écoles étaient rares, c'est un pauvre, nous
disait-il, qui, passant par les fermes une fois par semaine, m'avait appris
ma croix de par Dieu.
Et le dimanche, après les vêpres, selon l'us et coutume des anciens
pères de famille, il écrivait ses affaires, ses comptes et dépenses, avec
ses réflexions, sur un grand mémorial dénommé _Cartabèou._
Lui, quelque temps qu'il fît, était toujours content, et si, parfois, il
entendait les gens se plaindre, soit des vents tempétueux, soit des pluies
torrentielles:
-- Bonnes gens! leur disait-il. Celui qui est là-haut sait fort bien ce qu'il
fait, comme aussi ce qu'il nous faut... Eh! s'il ne soufflait jamais de ces
grands vents qui dégourdissent la Provence, qui dissiperait les
brouillards et les vapeurs de nos marais? Et si, pareillement, nous
n'avions jamais de grosses pluies, qui alimenteraient les puits, les
fontaines, les rivières? Il faut de tout, mes enfants.
Bien que, le long du chemin, il ramassât une bûchette pour l'apporter au

foyer; bien qu'il se contentât, pour son humble ordinaire, de légumes et
de pain bis; bien que, dans l'abondance, il fût sobre toujours et mît de
l'eau dans son vin, toujours sa table était ouverte, et sa main et sa
bourse, pour tout pauvre venant. Puis, si l'on parlait de quelqu'un, il
demandait, d'abord, s'il était bon travailleur; et, si l'on répondait oui:
-- Alors, c'est un brave homme, disait-il, je suis son ami.
Fidèle aux anciens usages, pour mon père, la grande fête, c'était la
veillée de Noël. Ce jour-la, les laboureurs dételaient de bonne heure;
ma mère leur donnait à chacun, dans une serviette, une belle galette à
l'huile, une rouelle de nougat, une jointée de figues sèches, un fromage
du troupeau, une salade de céleri et une bouteille de vin cuit. Et qui
de-ci, et qui de-là, les serviteurs s'en allaient, pour "poser la bûche au
feu", dans leur pays et dans leur maison. Au Mas ne demeuraient que
les quelques pauvres hères qui n'avaient pas de famille; et, parfois des
parents, quelque vieux garçon, par exemple, arrivaient à la nuit, en
disant:
-- Bonnes fêtes! Nous venons poser, cousins, la bûche au feu, avec vous
autres.
Tous ensemble, nous allions joyeusement chercher la "bûche de Noël",
qui -- c'était de tradition -- devait être un arbre fruitier. Nous
l'apportions dans le Mas, tous à la file, le plus âgé la tenant d'un bout,
moi, le dernier-né, de l'autre; trois fois, nous lui faisions faire le tour de
la cuisine; puis, arrivés devant la dalle du foyer, mon père,
solennellement, répandait sur la bûche un verre de vin cuit, en disant:
_Allégresse! Allégresse, Mes beaux enfants, que Dieu nous comble
d'allégresse! Avec Noël, tout bien vient: Dieu nous fasse la grâce de
voir l'année prochaine. Et, sinon plus nombreux, puissions-nous n'y pas
être moins._
Et, nous écriant tous: "Allégresse, allégresse, allégresse!", on posait
l'arbre sur les landiers et, dès que s'élançait le premier jet de flamme:
_A la bûche Boute feu!_
disait mon père en se signant. Et, tous, nous nous mettions à table.
Oh! la sainte tablée, sainte réellement, avec, tout à l'entour, la famille
complète, pacifique et heureuse. A la place du _caleil_, suspendu à un
roseau, qui, dans le courant de l'année, nous éclairait de son lumignon,
ce jour-là, sur la table, trois chandelles brillaient; et si, parfois, la
mèche
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