bêtes de labour, avec son premier charretier, ses valets de charrue, son patre, sa servante (que nous appelions la _tante_) et plus ou moins d'hommes au mois, de journaliers ou journalières, qui venaient aider au travail, soit pour les vers à soie, pour les sarclages, pour les foins, pour les moissons ou les vendanges, soit pour la saison des semailles ou celles de l'olivaison.
Mes parents, des _ménagers_, étaient de ces familles qui vivent sur leur bien, au labeur de la terre, d'une génération à l'autre! Les ménagers, au pays d'Arles, forment une classe à part: sorte d'aristocratie qui fait la transition entre paysans et bourgeois, et qui comme toute autre, a son orgueil de caste. Car si le paysan, habitant du village, cultive de ses bras, avec la bêche ou le hoyau, ses petits lopins de terre, le ménager, agriculteur en grand, dans les mas de Camargue, de Crau ou d'autre part, lui, travaille debout en chantant sa chanson, la main à la charrue.
C'est bien ce que je dis dans les quelques couplets suivants, chantés aux noces de mon neveu:
_Nous avons tenu la charrue -- avec assez d'honneur -- et conquis le terroir -- avec cet instrument.
Nous avons fait du blé -- pour le pain de No?l -- et de la toile rousse pour nipper la maison.
Tout chemin va à Rome: ne quittez donc pas le mas, -- et vous mangerez des pommes, -- puisque vous les aimez._
Mais si, parbleu, nous voulions hausser nos fenêtres, comme le font tant d'autres, sans trop d'outrecuidance nous pourrions avancer que la gent mistralienne descend des Mistral dauphinois, devenus, par alliance, seigneurs de Montdragon et puis de Romanin. Le célèbre pendentif qu'on montre à Valence est le tombeau de ces Mistral. Et, à Saint-Remy, nid de ma famille (car mon père en sortait), on peut voir encore l'h?tel des Mistral de Romanin, connu sous le nom de Palais de la Reine Jeanne.
Le blason des Mistral nobles a trois feuilles de trèfle avec cette devise assez présomptueuse: _"Tout ou Rien."_ Pour ceux, et nous en sommes, qui voient un horoscope dans la fatalité des noms patronymiques ou le mystère des rencontres, il est curieux de trouver la Cour d'Amour de Romanin unie, dans le passé, à la seigneurie de Mistral désignant le grand souffle de la terre de Provence, et, enfin, ces trois trèfles marquant la destinée de notre famille terrienne.
-- Le trèfle, nous déclara, un jour, le Sar Peladan, qui, lorsqu'il a quatre feuilles, devient talismanique, exprime symboliquement l'idée de Verbe autochtone, de développement sur place, de lente croissance en un lieu toujours le même. Le nombre trois signifie la maison (père, mère, fils), au sens divinatoire. Trois trèfles signifient donc trois harmonies familiales succédentes, ou neuf, qui est le nombre du sage à l'écart. La devise Tout ou Rien rimerait aisément à ces fleurs sédentaires et qui ne se transplantent pas: devise, comme emblème, de terrien endurci.
Mais laissons là ces bagatelles. Mon père, devenu veuf de sa première femme, avait cinquante-cinq ans lorsqu'il se remaria, et je suis le cro?t de ce second lit. Voici comment il avait fait la connaissance de ma mère:
Une année, à la Saint-Jean, ma?tre Fran?ois Mistral était au milieu de ses blés, qu'une troupe de moissonneurs abattait à la faucille. Un essaim de glaneuses suivait les tacherons et ramassait les épis qui échappaient au rateau. Et voilà que mon seigneur père remarqua une belle fille qui restait en arrière, comme si elle e?t eu peur de glaner comme les autres. Il s'avan?a près d'elle et lui dit:
-- Mignonne, de qui es-tu? Quel est ton nom?
La jeune fille répondit:
-- Je suis la fille d'étienne Poulinet, le maire de Maillane. Mon nom est Déla?de.
-- Comment! dit mont père, la fille de Poulinet, qui est le maire de Maillane, va glaner?
-- Ma?tre, répliqua-t-elle, nous sommes une grosse famille: six filles et deux gar?ons, et notre père, quoiqu'il ait assez de bien, quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous répond: "Mes petites, si vous voulez de la parure, gagnez-en." Et voilà pourquoi je suis venue glaner.
Six mois après cette rencontre, qui rappelle l'antique scène de Ruth et de Booz, le vaillant ménager demanda Déla?de à ma?tre Poulinet, et je suis né de ce mariage.
Or donc, ma venue au monde ayant eu lieu le 8 septembre de l'an 1830, dans l'après-midi, la gaillarde accouchée envoya quérir mon père, qui était en ce moment, selon son habitude, au milieu de ses champs. En courant, et du plus loin qu'il put se faire entendre:
-- Ma?tre, cria le messager, venez! car la ma?tresse vient d'accoucher maintenant même.
-- Combien en a-t-elle fait? demanda mon père.
-- Un beau, ma foi.
-- Un fils! Que le bon Dieu le fasse grand et sage!
Et sans plus, comme si de rien n'était, ayant achevé son labour, le brave homme, lentement,
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