Marchand de Poison | Page 9

Georges Ohnet
été changé. On lui avait retiré le maniement des fonds de l'ordinaire. Mais Christian avait bénéficié de son bon mouvement. Il avait sauvé un accroc à l'honneur militaire. Et chacun lui en savait gré, par solidarité. Il avait donc réussi à passer sans crises graves, sans sérieuses punitions, son année de service, et il était rentré à Paris, pour assister au mariage de son père avec Mlle de Vernecourt. Cette soudaine modification de l'existence paternelle ne l'avait pas comblé d'aise. Outre que les fa?ons d'être de la jeune personne avec Vernier-Mareuil, ne lui avaient pas paru empreintes d'une tendresse impressionnante, il trouvait assez inutile qu'un homme arrivé à l'age mur, et ayant tant de facilités pour se distraire, se chargeat du souci d'une femme légitime. Il s'en était expliqué avec ses amis, en toute ouverture de coeur et sans aucun ménagement pour l'auteur de ses jours:
--Voyez-vous, mes enfants, papa s'est laissé placer un laissé-pour-compte de l'aristocratie.... La petite Vernecourt était montée en graine. Madame sa mère, avec ses panaches, ses prétentions et ses bas percés, avait découragé tous les amateurs.... On s'est jeté sur Vernier-Mareuil, comme la misère sur le pauvre monde.... Les nobles amis de papa ont tous aidé à le pousser dans la nasse.... Et ?a n'est pas très chic, ce qu'ils ont fait là.... Mais, quand il s'agit de caser un des leurs qui est dans la purée, tous ces fils des Croisés remettraient Dieu en croix.... Papa n'a pas pu se dépêtrer. Il a fallu qu'il marche, et me voilà avec une belle-mère qui me fait l'effet d'avoir des dispositions pour colorer facheusement le front vénérable de mon auteur. Vernier-Mareuil saura ce que ?a va lui co?ter d'avoir coupé dans l'armorial. Mais, après tout, il a le droit de faire ce qui lui pla?t: il est majeur.
Cette fa?on d'apprécier la conduite de son père donne la mesure de la cordialité qui régla les rapports de la jeune Mme Vernier-Mareuil avec le fils de la maison. Ils vécurent sur un pied de paix armée, jusqu'au jour où la belle-mère trouva l'occasion de rendre à Christian un important service qui les mit en confiance l'un et l'autre. La fortune de la maison ne datant que de la mort de sa mère, la part d'héritage de Christian avait été modeste. Il jouissait de trente mille francs de rente, que son père doublait par des libéralités supplémentaires. Avec ses cinq mille francs par mois, Christian avait bien de la peine à joindre les deux bouts, et quand l'année était mauvaise, le baccara cruel ou les femmes exigeantes, il fallait aller faire à la caisse une petite visite, qui amenait entre le père et le fils des débats orageux.
Mareuil, l'oncle, était encore plus terrible que Vernier. Sans besoins, il ne comprenait pas les dépenses somptuaires. Il vivait dans son bureau de la rue de Chateaudun, à conduire les affaires de la maison, n'en sortait que pour rentrer chez lui, boulevard Haussmann, et, excepté une quotidienne partie de bridge au Cercle des Chemins de fer, il ne connaissait d'autre plaisir que de signer des traites pour l'encaissement des fournitures faites dans les cinq parties du monde. La situation financière de Christian, qui n'avait jamais été bien bonne, devint un beau jour tout à fait mauvaise. Il fit la connaissance de Mlle étiennette Dhariel.
C'était une très belle personne, qui passait pour avoir la plus jolie gorge de Paris et qui la montrait pour que chacun p?t s'en convaincre. Elle avait joué les grues dans un théatre du boulevard, et soudainement s'était découvert une voix de mezzo qu'elle avait travaillée avec zèle. C'était une fille extrêmement intelligente, vicieuse comme un cheval de fiacre, et capable d'un crime pour arriver à ses fins. Elle se vantait de ne savoir pas ce que c'était que l'amour. Un homme, pour elle, représentait un capital exploitable dont elle s'appliquait les revenus, et qu'elle rejetait impitoyablement quand il ne répondait plus à ses exigences. Ruineuse par principes, elle mettait son orgueil à faire dépenser de l'argent à ses amants. Elle n'admettait pas qu'on sort?t de ses mains sans laisser toutes ses plumes. Elle faisait commerce de la galanterie comme les Anglais font commerce de la guerre: pour le gain.
Christian Vernier avait, dès le premier moment, représenté pour cette fille avide une proie superbe. Derrière lui, il y avait la maison de banque Vernier-Mareuil, et le Royal-Carte jaune dont les affiches, collées sur tous les murs des villes d'Europe, célébraient la prospérité. On annon?ait les millions de litres vendus chaque année. Et Mareuil avait trouvé une réclame admirable pour ce produit de la maison: il l'appelait la liqueur la?que. On voyait ainsi que c'était ce qui convenait à tous les bons démocrates, et point ces liqueurs de moines qui se fabriquaient dans des couvents, avec des croix sur les bouteilles.
En
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