rapport avec les grands viticulteurs du Midi, à qui il achetait les torrents d'eau-de-vie qui lui servaient pour sa fabrication. Souvent il avait affaire à des propriétaires gênés qui lui offraient des récoltes entières dont il n'avait pas besoin, mais sur lesquelles il leur consentait des prêts. Il fit construire des magasins à Moret et travailla dans les warrants avec tous les producteurs charentais.
Il s'aper?ut promptement que le commerce de l'argent était encore bien plus productif que la vente des alcools. Et son système d'avances sur marchandises se transforma, peu à peu, en une entreprise colossale d'agiotage. Il devint le ma?tre et le régulateur du marché des eaux-de-vie. Et comme ses affaires augmentaient dans des proportions imprévues, il s'installa à Paris rue de Chateaudun, dans un rez-de-chaussée d'où il déborda bient?t vers l'entresol, et jusqu'au premier étage. Mareuil alors fut précieux. Cet ancien rabatteur de réclames, ce petit courtier qui avait foulé si longtemps le pavé de Paris, crotté comme un barbet, pour gagner dix francs par jour, se révéla homme de finances à larges vues. Il étendit la spéculation de Vernier aux huiles et aux farines. Il fonda des comptoirs dans le Levant pour les grains, il draina la production des oliviers de toute la Sicile. Il importa les arachides et les coprahs et poussa l'influence de la maison Vernier-Mareuil aux Indes anglaises et jusqu'en Extrême-Orient.
La distillerie n'était déjà plus qu'une des annexes et la moins importante peut-être du négoce qui se faisait dans la maison. Mais Vernier conservait pour cette première industrie, source de sa prospérité, une prédilection réelle. Il avait mis à Aubervilliers et à Moret des ingénieurs à la tête des services de fabrication. Mais, de temps à autre, repris par une curiosité de savoir comment se distillait son Royal-Carte jaune, il arrivait à l'usine, et faisait l'inspection de tous les ateliers; il entrait au laboratoire, examinait les matières premières, étudiait l'imprimerie des étiquettes, passait la revue de la verrerie. Il paraissait prendre à ces visites un plaisir tout particulier. Il rajeunissait, sa froideur hautaine de grand brasseur d'affaires se fondait dans la bonhomie ancienne, et le Vernier de l'avenue de Tourville reparaissait: celui qui fabriquait sa mixture vitriolesque dans la cave, avec un chaudron et un serpentin.
Car il était aussi changé qu'un homme peut l'être, au physique et au moral. Le Vernier tout rond, barbe rousse et cheveux frisés, qui, les bras nus, trinquait avec ses pratiques sur le zinc, était devenu un gentleman correct et froid, qui tenait les gens à distance et ne se familiarisait qu'à bon escient. Il avait pris, avec le veuvage, des habitudes de cercle, et peu à peu les nécessités du luxe s'étaient imposées à lui. Il avait eu de beaux chevaux, un bel appartement aux Champs-Elysées; il s'était lancé dans l'automobilisme, et on lui connaissait une ma?tresse très co?teuse. Il n'en fallait pas plus pour poser un homme riche, et Vernier-Mareuil,--car on avait pris l'habitude de le désigner par sa raison sociale,--si réfractaire qu'il f?t au snobisme, avait d? se plier aux exigences du monde dans lequel il vivait.
Il avait contracté quelques amitiés dispendieuses, les brillants clubmen ayant souvent de grands besoins et de petites ressources. Mais Vernier-Mareuil avait le billet de mille francs souriant et il conduisait ses camarades aux courses dans une automobile de deux mille louis. Enfin, il avait constitué à Gourneville une chasse de quinze cents hectares, dans laquelle on tuait cinq cents pièces chaque fois qu'on y faisait une battue. Dans de pareilles conditions d'existence, un homme qui n'est ni répugnant, ni sot, ni insolent, ni véreux, trouve des commensaux, plus qu'il n'en cherche. Vernier-Mareuil était donc dans une très bonne situation mondaine, quand il rencontra Mlle de Vernecourt des Essarts. Elle n'avait plus que sa mère et achevait, avec cette vieille dame plus fière que si elle descendait des grands chevaux de Lorraine, de grignoter la mince succession d'un père mort député de la Mayenne et sous-chef du bureau politique de Mgr le comte de Paris.
C'était tout ce qu'on pouvait rêver de plus pur comme faubourg St-Germain. Vernier, dans un déplacement à Deauville, avait fait la connaissance de ces dames, qui habitaient modestement un entresol dans une rue écartée. Leur vie intérieure était fort simple, mais leur existence extérieure était très brillante. Elles ne quittaient pas, depuis le matin jusqu'au soir, pendant le mois d'ao?t, tout ce que Deauville comptait de plus aristocratique. On traitait ces femmes ruinées, mais bien en cour, comme si elles avaient porté en elles le reflet magnifique du pouvoir royal. On disait couramment: épouser Mlle de Vernecourt, c'est la certitude d'une grande charge le jour où le Roi reviendra.
Mais comme, en dépit des espérances de ses partisans, le Roi ne revenait pas, et ne faisait même pas mine d'essayer de rentrer, les épouseurs restaient à l'écart, et
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