affaire. Alors, rouler la partie adverse lui paraissait le premier des devoirs, presque une nécessité professionnelle. Il était sobre, dur et entêté comme un ane. Il n'aimait au monde que sa soeur Félicité, et n'avait qu'un but: lui assurer un avenir tranquille. Elle faisait de la lingerie bien misérablement dans son petit logis, pendant que Mareuil cherchait la fortune sur le pavé de bois de la ville. Il était rabatteur pour le compte d'un annoncier, quand sa déambulation sans répit le conduisit avenue de Tourville. Il entra dans le café de Vernier, et sur les offres du patron qui lui poussait un verre de son fameux Prunelet, il entra en propos. Vernier vanta les vertus de sa liqueur. Mareuil s'étonna qu'il n'e?t pas l'idée d'en faire célébrer les mérites par la presse. Il entonna son boniment:
--La réclame, monsieur, n'est-elle pas le plus puissant, le seul levier de l'époque? Avec la réclame, monsieur, on fait passer un idiot, aux yeux des électeurs, pour un homme de talent et on le pousse au ministère! Avec la réclame.... Tenez, monsieur, la réclame, c'est bien simple.... Je vous fais une annonce périodique, pendant un mois, de semaine en semaine, dans mes journaux.... ?a ne vous co?te rien!
--Rien? s'écria Vernier, alléché par cette déclaration. Alors que gagnez-vous?
--Vous allez comprendre le mécanisme de l'opération.... Je vous avance ma publicité.... Mais vous, sur toute vente de votre Prunelet que vous ferez hors de votre établissement, vous me paierez un droit de dix centimes par bouteille.
Vernier, qui n'avait jamais débité de sa liqueur que chez lui, regarda son interlocuteur avec un air narquois. Il se dit: ?Tu veux m'enfoncer. Je ne sais comment. Mais l'enfoncé, ce sera toi. Qu'est-ce que je risque? Si je ne vends rien, je ne paierai pas. Et si, par hasard, la réclame agissait... si je vendais!?
Une flamme d'orgueil monta au cerveau de Vernier, qui se vit marchand en gros, expédiant des caisses de Prunelet dans tous les cafés de la province, et, qui sait? de Paris peut-être. Il dit:
--?a me va. Topez! Mais vous d?nerez bien avec moi pour causer de notre affaire.
Déjà, c'était ?notre? affaire! Les deux complices firent un petit d?ner fin, dans l'arrière-boutique du café, et Mareuil rédigea, au dessert, l'annonce dont il comptait bien obtenir de son patron la publicité gratuite. C'était, à peu de chose près, l'annonce si honnêtement alléchante qui servit, plus tard, au lancement du célèbre Royal-Vernier-Mareuil-Carte jaune. On y trouvait déjà ?les cognacs supérieurs récoltés, par Vernier lui-même, dans son domaine de Régnac (Charente)?. Brave Vernier, qui achetait de l'eau-de-vie de grains, à réveiller les morts! Le domaine de Régnac! Il fallut se le procurer, aux jours de la prospérité, et le baptiser ainsi pour sauvegarder la vérité des boniments antérieurs.
Mareuil, vers les dix heures, partit de l'avenue de Tourville, nanti d'une fiole de Prunelet qu'il offrit à son annonceur, en l'honneur des quelques lignes de sa première réclame. Mais ce n'était ni sur la publicité des journaux, ni sur l'excellence de la liqueur que Mareuil comptait, c'était sur son action personnelle. Le Prunelet de Vernier, déposé chez un entrepositaire par les soins de Mareuil, s'enleva par caisses, dès la première quinzaine; et voici comment. Mareuil avait des camarades. Il convint avec eux d'une petite comédie à jouer dans les cafés du boulevard. Mareuil entrait. A la question du gar?on: ?Que faut-il servir à Monsieur?? il répondait nettement:
--Prunelet-Vernier, et de l'eau frappée....
Naturellement le gar?on répondait:
--Prunelet-Vernier? Nous n'avons pas ?a....
--Ah! vous n'avez pas ?a? Quand vous l'aurez, je reviendrai.
Il sortait. La dame du comptoir appelait le gar?on et s'informait. L'explication donnée par lui jetait l'inquiétude dans l'esprit de la caissière. Dans la même journée, deux ou trois amis de Mareuil venaient réclamer tour à tour du Vernier. La conséquence forcée, c'était l'achat d'une caisse de Prunelet. Une fois la caisse achetée, il fallait la vendre. Et alors une autre parade commen?ait: celle du gar?on passionné pour faire consommer aux clients le Vernier que la maison avait sur les bras. La tactique de Mareuil réussit tellement bien qu'en six mois il toucha quinze cents francs de commission, et que Vernier entama la fabrication de sa liqueur en grand. Il installa un dép?t décent rue Montmartre. Et, comme il fallait une personne de confiance pour tenir les comptes, ce fut Mlle Félicité Mareuil qui, de la lingerie, passa aux écritures. Vernier l'apprécia. Elle était blonde, douce et timide. Il lui fit la cour, et, au moment où il vendait son café de l'avenue de Tourville pour s'établir distillateur à Aubervilliers, il épousa la soeur de Mareuil, devenu son associé.
L'union de ces trois êtres était exemplaire. Ils ne vivaient que pour le travail. Vernier distillait, transvasait, soutirait, emballait. Mareuil courait la France et l'étranger pour placer le Prunelet. Et Félicité tenait la caisse, qui s'emplissait à mesure que les
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.