Marchand de Poison | Page 6

Georges Ohnet
de leurs
prescriptions, point de salut. Il y a vingt ans, ils se sont ingérés de
défendre le vin rouge, et d'ordonner le vin blanc. Pourquoi? Parce que
l'un d'eux, quelque gros bonnet de l'École, aura eu mal à la vessie.
Alors il a fallu que tous les malades fassent comme s'ils avaient des
calculs. Ensuite, ils ont proscrit tout à fait le vin: rouge et blanc, et ils
ont ordonné la bière. La bière!... Suivant les théories du brave docteur
Augagne, alors, en mettant tous les Français au régime du houblon, ne
risquerait-on pas d'en faire des Allemands ou seulement des Belges?
Car, enfin, si l'alcool peut transformer une race, pourquoi la bière
n'obtiendrait-elle pas le même résultat? Maintenant, ce n'est plus la
bière qu'ils recommandent, c'est l'eau pure! Comme s'il y en avait! Ces
gens-là sont tous actionnaires de la Compagnie des Eaux! Et ceux qui
vendent du vin, blanc ou rouge, de la bière, peuvent se brosser le ventre.
Ils n'ont plus qu'à fermer boutique. Et c'est le sirop de grenouille, le
Château-la-pompe, tous les bouillons de culture pour microbes variés,
vendus sous la dénomination d'eau minérale, qui triomphent! Et nous
autres, qui ne donnons pas la fièvre typhoïde, nous devrions cesser
notre commerce? Attends un peu, pour voir! Mon vieux, ne te frappe
pas! Tous les professeurs de médecine sont des farceurs. Ils ne se
gênent pas pour administrer à leurs clients de la mort aux-rats en pilules,
en cachets et en fioles. Ne t'occupe pas de leur opinion. Ils t'appellent:
Marchand de poison? C'est la concurrence! Va ton petit bonhomme de
chemin, et quand tu seras millionnaire, tout le monde te dira que c'est
toi qui as raison!

La grosse faconde de Mareuil ranima Vernier. Il pensait au fond
comme son beau-frère, mais il y avait des heures où il se laissait
influencer par ses scrupules. Il redoubla d'activité, tripla ses annonces,
décupla sa vente. Et quand Mme Vernier mit au monde le petit
Christian, la fortune de la maison était déjà en bonne voie. Mais les
sinistres malédictions de la mère du dégustateur mort phtisique
revenaient toujours à la mémoire de la jeune femme. Elle avait été
frappée, et ne pouvait réagir contre son impression. Elle ne parlait point
de cet incident. Mais elle y pensait presque continuellement et en était
comme empoisonnée. Les imprécations de la femme étaient entrées en
elle comme un venin. Et elle ne parvenait pas à s'en débarrasser. Elle
s'étiolait, changeait, perdait son activité. A mesure que la prospérité de
Vernier augmentait, sa santé à elle déclinait.
Absorbé par le souci de ses affaires, le distillateur prêtait une attention
médiocre à l'état physique de sa femme. Pendant que Mareuil courait
l'Europe pour propager la vente des liqueurs de la maison, Vernier
travaillait, perfectionnait. Il avait inventé un modèle de bouteilles qui
était tout à fait original, et qui attirait l'attention. On achetait le
Royal-Carte jaune ou l'Arbouse des Alpes à cause du récipient. Vernier
venait d'acheter, pour un morceau de pain, à Moret, près de
Fontainebleau, une vaste propriété au bord de la Seine, avec un château
du temps de François Ier, au milieu d'un parc admirable. Il s'était peu
soucié, de prime-abord, du château. Il n'avait vu que la facilité de
construire une usine possédant un quai d'embarquement sur le fleuve et
une communication, par wagons, avec le chemin de fer Paris-Lyon, qui
mettait à sa portée la Bourgogne, d'un côté, pour les vins, et le Midi, de
l'autre, pour les trois-six. Mais quand il visita, avec Mme Vernier, le
magnifique château de Gourneville, celle-ci manifesta le désir de s'y
installer pour passer l'été. Vernier, qui surveillait la construction de son
usine, approuva fort ce projet, et la pauvre femme chancelante vécut six
mois avec le petit Christian, âgé de deux ans, dans ce lieu paisible et
charmant. Ce fut le dernier bon moment de sa vie. Elle avait paru, dans
l'air sain et vivifiant des forêts, retrouver un peu d'énergie et de joie.
Elle rentra à Aubervilliers pour s'aliter et mourir.
Vernier, qui n'avait pas prévu la catastrophe, en fut désemparé. Ce

n'était pas un sentimental. Il n'avait pas ressenti pour sa femme une de
ces tendresses qui emplissent le coeur d'un homme et le laissent
inconsolable, quand il en est brusquement privé. Mais il avait apprécié
le dévouement et la douceur de Félicité. Elle avait travaillé avec lui
courageusement aux premières assises de la fortune. Il la pleurait
comme une auxiliaire fidèle. Dans sa vie privée elle ne lui manquait pas.
Elle laissait une place vide dans son existence commerciale. Il la
cherchait encore aux écritures. Mais les gens très occupés n'ont pas le
loisir des douleurs prolongées. Vernier avait trop d'affaires sur les bras
pour s'attarder dans les larmes. Il se mit en deuil, et se jeta
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