sans remords. «Si ce n'est pas moi qui leur vends ce qu'ils
aiment à boire, disait-il, les jours où il raisonnait avec lui-même, ce
sera le voisin, et je n'en aurai pas le bénéfice. On n'empêche pas de
boire celui qui a soif. Et qu'est-ce que ça fait que ce soit l'un ou l'autre
qui en profite?» Il ne s'expliquait pas sur la question des poisons qui
formaient la base de son breuvage. Il était établi, pour lui, que tous les
commerçants se livraient aux mêmes procédés de fabrication. Il n'y
avait donc pas à se préoccuper de la moralité du négoce, qui était
infâme par destination. Il eut cependant quelques petits ennuis qui
auraient pu lui ouvrir les yeux sur la régularité de ses opérations s'il
n'avait pas été décidé à rejeter tout scrupule.
Il rentrait, depuis quelques semaines, à la caserne, de l'École, tant de
soldats dans des états d'abrutissement ou de fureur d'un caractère si
morbide, que le médecin-major, qui ne péchait cependant pas par excès
de soin, s'inquiéta et crut devoir faire une enquête sur les débits dans
lesquels fréquentaient les hommes qui présentaient ces symptômes
d'empoisonnement alcoolique. Les adjudants interrogés furent tous
d'accord pour désigner le café de l'avenue de Tourville, où trônait, en
bras de chemise, le tablier noir du mastroquet sur le ventre, le
distillateur Vernier. Le major se lit apporter une bouteille du «Prunelet»
au nom engageant et à l'apparence débonnaire, qui ravageait ainsi les
cerveaux des hommes de la classe, et, se défiant de ses facultés
d'analyse, il envoya purement et simplement le liquide au Laboratoire
municipal, avec une apostille du colonel.
Le résultat ne se fit pas attendre. Le rapport de l'expert fut foudroyant,
comme la liqueur elle-même. Les substances les plus nocives étaient
mélangées dans l'apéritif Vernier-Mareuil, avec une audace qui
ressemblait à de la candeur. On aurait précipité un homme sain et
vigoureux dans l'épilepsie, en peu de temps, avec un produit moins
compliqué. Il y avait exagération dans l'empoisonnement. Une descente
de police eut lieu dans la cave où le brave garçon composait sa liqueur.
On trouva un matériel bien simple: un coquemard en fonte, un alambic,
un fourneau, de l'alcool et des poudres. Le tout n'emplit pas une petite
charrette à bras. Sainte-Anne était déjà peuplée de plus d'aliénés dus à
Vernier que son matériel ne pesait de décigrammes.
Traduit en police correctionnelle, le délinquant fit preuve d'une telle
douceur, exprima de tels regrets que les juges crurent à son
inconscience. Il fit, comme pendant le reste de sa vie, aux heures les
plus difficiles, la meilleure impression. Il avait reçu du ciel le masque
d'un honnête homme et une voix persuasive. Il n'en faut pas plus, dans
des temps où la vertu est rare, pour parvenir, avec les actions les plus
abominables sur la conscience, aux plus hautes situations.
De sa première rencontre avec la justice de son pays, Vernier se tira
avec cinq cents francs d'amende et l'affichage du jugement à la porte de
son établissement. Il poussa un ouf de satisfaction. Son avocat--car il
s'était fait défendre; c'est sans doute ce qui lui valut d'être
condamné--lui avait laissé entrevoir six mois de prison. Il rentra donc
avenue de Tourville avec la tranquillité d'un homme qui se considère
comme innocenté, puisqu'on ne l'a pas jeté sous les verrous. Il protesta
de la pureté de ses intentions à l'égard de l'armée française, laissa
entendre que le major était un âne. Mais il changea de mixture,
supprima les poudres et augmenta le degré d'alcool.
Sa clientèle doubla. On eût dit que, depuis qu'il était avéré que Vernier
assassinait ses pratiques, l'engouement pour sa liqueur se fût accru,
comme si ce flot de buveurs qui roulait devant son comptoir se
précipitait, de son plein gré, à la démence et à la mort. Vainement de
nouveaux échantillons avaient été prélevés sur ses produits, par la
rancune en éveil du major. Ils ne contenaient plus rien de nuisible que
de l'alcool qui corrodait la tôle des tables et brûlait le drap des
uniformes. Mais c'était de la production courante. Et, à moins de
consigner l'établissement, il n'y avait rien à faire.
Cependant Vernier voyait prospérer son commerce. Il était béni par la
Providence comme s'il eut fait le bien. Son orgueil n'en était pas enflé.
Mais il songeait au moyen de décupler ses capitaux. C'est alors qu'il se
trouva en rapport avec l'homme qui devait donner à son industrie
morticole toute l'extension qu'elle méritait de prendre pour le malheur
de l'humanité. Il rencontra Mareuil. Celui-ci était un bohème qui battait
le pavé de Paris, continuellement à la recherche des dix francs qu'il lui
fallait pour vivre avec sa soeur, dans un petit appartement des
Batignolles. Maigre, noir, hâbleur comme un bon méridional, il avait
essayé de tout, même de la littérature,
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