Manon Lescaut | Page 5

Abbé Prévost
de l'antiquité. Si j'eusse alors suivi ses conseils, j'aurais
toujours été sage et heureux. Si j'avais, du moins, profité de ses
reproches dans le précipice où mes passions m'ont entraîné, j'aurais
sauvé quelque chose du naufrage de ma fortune et de ma réputation.
Mais il n'a point recueilli d'autre fruit de ses soins que le chagrin de les
voir inutiles et, quelquefois, durement récompensés par un ingrat qui
s'en offensait, et qui les traitait d'importunités.
J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas! que ne le
marquais-je un jour plus tôt! j'aurais porté chez mon père toute mon
innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville,
étant à me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes
arriver le coche d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces
voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité. Il
en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta
une, fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour pendant qu'un homme
d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur s'empressait

pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante
que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé
une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde
admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup
jusqu'au transport. J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile
à déconcerter; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je
m'avançai vers la maîtresse de mon coeur. Quoiqu'elle fût encore moins
âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui
demandai ce qui l'amenait à Amiens et si elle y avait quelques
personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu'elle y était
envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me rendait déjà si
éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon coeur, que je regardai ce
dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d'une
manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus
expérimentée que moi. C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent,
pour arrêter sans doute son penchant au plaisir qui s'était déjà déclaré et
qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens. Je combattis
la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour
naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer Elle n'affecta
ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu'elle ne
prévoyait que trop qu'elle allait être malheureuse, mais que c'était
apparemment la volonté du Ciel, puisqu'il ne lui laissait nul moyen de
l'éviter La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en
prononçant ces paroles, ou plutôt, l'ascendant de ma destinée qui
m'entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment
sur ma réponse. Je l'assurai que, si elle voulait faire quelque fond sur
mon honneur et sur la tendresse infinie qu'elle m'inspirait déjà,
j'emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents, et
pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant,
d'où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m'exprimer; mais
on ne ferait pas une divinité de l'amour, s'il n'opérait souvent des
prodiges. J'ajoutai mille choses pressantes. Ma belle inconnue savait
bien qu'on n'est point trompeur à mon âge; elle me confessa que, si je
voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté, elle croirait m'être
redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui répétai que
j'étais prêt à tout entreprendre, mais, n'ayant point assez d'expérience
pour imaginer tout d'un coup les moyens de la servir je m'en tenais à

cette assurance générale, qui ne pouvait être d'un grand secours pour
elle et pour moi. Son vieil Argus étant venu nous rejoindre, mes
espérances allaient échouer si elle n'eût eu assez d'esprit pour suppléer
à la stérilité du mien. Je fus surpris, à l'arrivée de son conducteur qu'elle
m'appelât son cousin et que, sans paraître déconcertée le moins du
monde, elle me dît que, puisqu'elle était assez heureuse pour me
rencontrer à Amiens, elle remettait au lendemain son entrée dans le
couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J'entrai fort
bien dans le sens de cette ruse. Je lui proposai de se loger dans une
hôtellerie, dont le maître, qui s'était établi à Amiens, après avoir été
longtemps cocher de mon père, était dévoué entièrement à mes ordres.
Je l'y conduisis moi-même, tandis que le vieux conducteur paraissait un
peu murmurer et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien à cette
scène, me suivait sans prononcer une parole. Il n'avait point entendu
notre entretien. Il était demeuré à se promener dans la cour pendant que
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 77
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.