Manon Lescaut | Page 3

Abbé Prévost
pour elle, parce qu'il
me semble qu'elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un
jeune homme, ajouta l'archer qui pourrait vous instruire mieux que moi
sur la cause de sa disgrâce; il l'a suivie depuis Paris, sans cesser presque
un moment de pleurer Il faut que ce soit son frère ou son amant. Je me
tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis. Il
paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je n'ai jamais vu de plus

vive image de la douleur. Il était mis fort simplement; mais on
distingue, au premier coup d'oeil, un homme qui a de la naissance et de
l'éducation. Je m'approchai de lui. Il se leva; et je découvris dans ses
yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si
noble que je me sentis porté naturellement à lui vouloir du bien. Que je
ne vous trouble point, lui dis-je, en m'asseyant près de lui. Voulez-vous
bien satisfaire la curiosité que j'ai de connaître cette belle personne, qui
ne me paraît point faite pour le triste état où je la vois? Il me répondit
honnêtement qu'il ne pouvait m'apprendre qui elle était sans se faire
connaître lui-même, et qu'il avait de fortes raisons pour souhaiter de
demeurer inconnu. Je puis vous dire, néanmoins, ce que ces misérables
n'ignorent point, continua-t-il en montrant les archers, c'est que je
l'aime avec une passion si violente qu'elle me rend le plus infortuné de
tous les hommes. J'ai tout employé, à Paris, pour obtenir sa liberté. Les
sollicitations, l'adresse et la force m'ont été inutiles; j'ai pris le parti de
la suivre, dût-elle aller au bout du monde. Je m'embarquerai avec elle;
je passerai en Amérique. Mais ce qui est de la dernière inhumanité, ces
lâches coquins, ajouta-t-il en parlant des archers, ne veulent pas me
permettre d'approcher d'elle. Mon dessein était de les attaquer
ouvertement, à quelques lieues de Paris. Je m'étais associé quatre
hommes qui m'avaient promis leur secours pour une somme
considérable. Les traîtres m'ont laissé seul aux mains et sont partis avec
mon argent. L'impossibilité de réussir par la force m'a fait mettre les
armes bas. J'ai proposé aux archers de me permettre du moins de les
suivre en leur offrant de les récompenser. Le désir du gain les y a fait
consentir. Ils ont voulu être payés chaque fois qu'ils m'ont accordé la
liberté de parler à ma maîtresse. Ma bourse s'est épuisée en peu de
temps, et maintenant que je suis sans un sou, ils ont la barbarie de me
repousser brutalement lorsque je fais un pas vers elle. Il n'y a qu'un
instant, qu'ayant osé m'en approcher malgré leurs menaces, ils ont eu
l'insolence de lever contre moi le bout du fusil. Je suis obligé, pour
satisfaire leur avarice et pour me mettre en état de continuer la route à
pied, de vendre ici un mauvais cheval qui m'a servi jusqu'à présent de
monture.
Quoiqu'il parût faire assez tranquillement ce récit, il laissa tomber
quelques larmes en le finissant. Cette aventure me parut des plus

extraordinaires et des plus touchantes. Je ne vous presse pas, lui dis-je,
de me découvrir le secret de vos affaires, mais, si je puis vous être utile
à quelque chose, je m'offre volontiers à vous rendre service. Hélas!
reprit-il, je ne vois pas le moindre jour à l'espérance. Il faut que je me
soumette à toute la rigueur de mon sort. J'irai en Amérique. J'y serai du
moins libre avec ce que j'aime. J'ai écrit à un de mes amis qui me fera
tenir quelque secours au Havre-de-Grâce. Je ne suis embarrassé que
pour m'y conduire et pour procurer à cette pauvre créature, ajouta-t-il
en regardant tristement sa maîtresse, quelque soulagement sur la route.
Hé bien, lui dis-je, je vais finir votre embarras. Voici quelque argent
que je vous prie d'accepter. Je suis fâché de ne pouvoir vous servir
autrement. Je lui donnai quatre louis d'or, sans que les gardes s'en
aperçussent, car je jugeais bien que, s'ils lui savaient cette somme, ils
lui vendraient plus chèrement leurs secours. Il me vint même à l'esprit
de faire marché avec eux pour obtenir au jeune amant la liberté de
parler continuellement à sa maîtresse jusqu'au Havre. Je fis signe au
chef de s'approcher, et je lui en fis la proposition. Il en parut honteux,
malgré son effronterie. Ce n'est pas, monsieur, répondit-il d'un air
embarrassé, que nous refusions de le laisser parler à cette fille, mais il
voudrait être sans cesse auprès d'elle; cela nous est incommode; il est
bien juste qu'il paye pour l'incommodité. Voyons donc, lui dis-je, ce
qu'il faudrait pour vous empêcher de la sentir. Il eut l'audace de me
demander deux louis. Je les lui donnai sur-le-champ: Mais prenez garde,
lui dis-je, qu'il ne
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