Mademoiselle de Maupin | Page 5

Théophile Gautier
devrait pas faire tant de tapage à propos de si
peu. Nous ne sommes heureusement plus au temps d’Ève la blonde, et
nous ne pouvons, en bonne conscience, être aussi primitifs et aussi
patriarcaux que l’on était dans l’arche. Nous ne sommes pas des petites
filles se préparant à leur première communion; et, quand nous jouons
au corbillon, nous ne répondons pas tarte à la crème. Notre naïveté est
assez passablement savante, et il y a longtemps que notre virginité
court la ville; ce sont là de ces choses que l’on n’a pas deux fois; et,
quoi que nous fassions, nous ne pouvons les rattraper, car il n’y a rien

au monde qui coure plus vite qu’une virginité qui s’en va et qu’une
illusion qui s’envole.
Après tout, il n’y a peut-être pas grand mal, et la science de toutes
choses est-elle préférable à l’ignorance de toutes choses. C’est une
question que je laisse à débattre à de plus savants que moi. Toujours
est-il que le monde a passé l’âge où l’on peut jouer la modestie et la
pudeur, et je le crois trop vieux barbon pour faire l’enfantin et le
virginal sans se rendre ridicule.
Depuis son hymen avec la civilisation, la société a perdu le droit d’être
ingénue et pudibonde. Il est de certaines rougeurs qui sont encore de
mise au coucher de la mariée, et qui ne peuvent plus servir le
lendemain; car la jeune femme ne se souvient peut-être plus de la jeune
fille, ou, si elle s’en souvient, c’est une chose très indécente, et qui
compromet gravement la réputation du mari.
Quand je lis par hasard un de ces beaux sermons qui ont remplacé dans
les feuilles publiques la critique littéraire, il me prend quelquefois de
grands remords et de grandes appréhensions, à moi qui ai sur la
conscience quelques menues gaudrioles un peu trop fortement épicées,
comme un jeune homme qui a du feu et de l’entrain peut en avoir à se
reprocher.
À côté de ces Bossuets du Café de Paris, de ces Bourdaloues du balcon
de l’Opéra, de ces Catons à tant la ligne qui gourmandent le siècle
d’une si belle façon, je me trouve en effet le plus épouvantable scélérat
qui ait jamais souillé la face de la terre; et pourtant, Dieu le sait, la
nomenclature de mes péchés, tant capitaux que véniels, avec les blancs
et interlignes de rigueur, pourrait à peine, entre les mains du plus habile
libraire, former un ou deux volumes in-8 par jour, ce qui est peu de
chose pour quelqu’un qui n’a pas la prétention d’aller en paradis dans
l’autre monde, et de gagner le prix Montyon ou d’être rosière en
celui-ci.
Puis quand je pense que j’ai rencontré sous la table, et même ailleurs,
un assez grand nombre de ces dragons de vertu, je reviens à une
meilleure opinion de moi-même, et j’estime qu’avec tous les défauts

que je puisse avoir ils en ont un autre qui est bien, à mes yeux, le plus
grand et le pire de tous: -- c’est l’hypocrisie que je veux dire.
En cherchant bien, on trouverait peut-être un autre petit vice à ajouter;
mais celui-ci est tellement hideux qu’en vérité je n’ose presque pas le
nommer. Approchez-vous, et je m’en vais vous couler son nom dans
l’oreille: -- c’est l’envie.
L’envie, et pas autre chose.
C’est elle qui s’en va rampant et serpentant à travers toutes ces paternes
homélies: quelque soin qu’elle prenne de se cacher, on voit briller de
temps en temps, au-dessus des métaphores et des figures de rhétorique,
sa petite tête plate de vipère; on la surprend à lécher de sa langue
fourchue ses lèvres toutes bleues de venin, on l’entend siffloter tout
doucettement à l’ombre d’une épithète insidieuse.
Je sais bien que c’est une insupportable fatuité de prétendre qu’on vous
envie, et que cela est presque aussi nauséabond qu’un merveilleux qui
se vante d’une bonne fortune. -- Je n’ai pas la forfanterie de me croire
des ennemis et des envieux; c’est un bonheur qui n’est pas donné à tout
le monde, et je ne l’aurai probablement pas de longtemps: aussi je
parlerai librement et sans arrière-pensée, comme quelqu’un de très
désintéressé dans cette question.
Une chose certaine et facile à démontrer à ceux qui pourraient en
douter, c’est l’antipathie naturelle du critique contre le poète, -- de celui
qui ne fait rien contre celui qui fait, -- du frelon contre l’abeille -- du
cheval hongre contre l’étalon.
Vous ne vous faites critique qu’après qu’il est bien constaté à vos
propres yeux que vous ne pouvez être poète. Avant de vous réduire au
triste rôle de garder les manteaux et de noter les coups comme un
garçon de billard ou un valet de jeu de paume, vous avez longtemps
courtisé la Muse, vous avez essayé de la
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