J'avais envie de crier à mon oncle:
--Mais relevez-vous donc! On dirait que vous demandez quelque chose de difficile!
Probablement que le pauvre baron savait mieux que moi la difficulté de ce qu'il demandait, car il restait à genoux, un oeil sur le visage de l'enfant ou les premières contractions du réveil se manifestaient, l'autre sur ma grand'mère qui, à cette heure, semblait réfléchir. Ah! si l'on m'avait dit la veille que ? notre ma?tresse ?, ainsi que l'appelaient les villageois, aurait eu besoin de _réflexion_ pour accueillir non pas une pauvre orpheline sortie du sang des Vaudelnay, mais la fille de la plus inconnue des mendiantes!
Comme si elle avait voulu gagner du temps, ma grand'mère fit cette question que je ne pus m'empêcher de trouver au moins inutile dans la circonstance:
--Mon pauvre Jean, pourquoi ne nous avez-vous pas dit qu'elle avait une fille?
L'oncle répondit en serrant les machoires, comme s'il avait broyé ses paroles avant de les laisser sortir:
--Tout simplement parce que je n'en savais rien.
--Pauvre mignonne! Elle vous ressemble.
J'avais toujours _considéré_ les jugements de ma vénérable a?eule comme infaillibles; mais, cette fois, le doute pénétra dans mon ame. Si ce petit visage rose entouré de cheveux noirs emmêlés ressemblait à cette figure aux tons de parchemin, coupée durement d'une moustache grise, surmontée d'une chevelure taillée en brosse, on pouvait aussi bien dire que je rappelais les diables cornus sculptés dans le portail de Sainte-Radegonde.
--Attendez-moi, dit soudain ma grand'mère; je vais parler à celui qui est le ma?tre ici. Espérons qu'il cédera.
Sur ces entrefaites, l'enfant s'était éveillée et tournait autour d'elle, sans remuer la tête, des yeux effarés, si noirs qu'on aurait dit deux petits globes de charbon nageant dans deux cuillerées de lait. Mon a?eule demanda:
--Comment se nomme la petite?
--Rosamonde.
Je vis que ce nom bizarre ne produisait pas une impression excellente sur celle qui l'entendait. Néanmoins la chatelaine se penchait tendrement sur sa petite-nièce pour l'embrasser, lorsque l'enfant, à la vue de ce visage inconnu qui s'approchait du sien, se mit à pousser des cris de Mélusine.
--Pour l'amour du ciel, faites-la taire! s'écria ma grand'mère en se retirant, un peu découragée.
Moi je pensais:
--Rosamonde, ma chère, vous faites une fameuse bêtise pour vos débuts à Vaudelnay. Ne pas vouloir embrasser grand'mère!
Déjà la femme au chapeau de paille noire s'était approchée de sa pupille et cherchait à l'apaiser, en lui parlant dans cette même langue mystérieuse.
--Attendez-moi, répéta mon a?eule. Je vais parler à mon mari. Toi, Gaston, va travailler à tes devoirs jusqu'au d?ner.
V
Tout on faisant semblant de travailler, je prêtais l'oreille pour deviner le sort de la pauvre Rosamonde, mais le chateau était si grand qu'on aurait pu donner un bal à une extrémité, et célébrer des funérailles à l'autre, sans que les invités respectifs à chacune des cérémonies en éprouvassent la moindre gêne.
Toutefois quand j'entrai dans la salle à manger, une bonne heure plus tard, je crus comprendre que tout était arrangé pour le mieux. A l'autre bout de la longue table, en face de ma chaise, un fauteuil d'enfant très haut sur pieds, ma propriété d'autrefois, supportait déjà mademoiselle Rosamonde. Et telle était la discipline sévère de Vaudelnay que tout le monde prit sa place sans para?tre faire attention à la nouvelle venue qui, tout au contraire, dévisageait avec une sorte d'effroi--silencieux, Dieu merci!--toutes ces figures inconnues. Elle mangeait sans rien dire, d'assez bon appétit, servie par sa gouvernante, couvée à la dérobée par les regards de huit paires d'yeux ou plut?t de sept, car le chef de la famille ne tourna pas une seule fois le visage du c?té de la pauvrette. A la fin, elle prit le parti de s'endormir, à mon grand effroi, car je savais par expérience de quels chatiments une pareille infraction aux convenances était punie. J'aurais voulu être à c?té d'elle pour la pincer et lui épargner les désagréments qui l'attendaient. Mais il faut croire que, pour ce premier soir, l'amnistie était prononcée d'avance, car personne n'eut l'air de rien voir. Le moment venu de se rendre à l'office pour la prière, mon oncle dit quelques mots en anglais--j'ai fait depuis de sérieux progrès dans cette langue--à la gouvernante de sa petite-fille, qui fut doucement tirée de son sommeil. Tous trois, alors, se dirigèrent vers la porte de droite qui conduisait aux appartements, tandis que le reste de la famille gagnait la porte de gauche, celle de la galerie. A ce moment, la crise reculée ou dissimulée jusqu'à cette heure éclata, lorsque personne ne l'attendait. Mon grand-père s'arrêta court, se tourna vers le groupe des dissidents et d'une voix d'autorité qu'on entendait rarement, que je n'entendais jamais sans frissonner de tous mes membres, il demanda:
--Pourquoi cette enfant ne vient-elle pas prier avec tout le monde?
Un léger tressaillement se fit voir sur les traits de l'oncle Jean, comme à l'approche d'un danger. Il répondit
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