de ma mère un tel sentiment de contrariété à la seule idée de cette question prévue, que je renon?ai à en savoir davantage pour le moment. D'ailleurs, ce qui se passait depuis quatre jours, ce que j'avais appris ce soir-là était déjà pour mon esprit une pature suffisante. Enfin j'avais pour ma mère une véritable adoration, et la crainte de lui déplaire, à défaut de la discipline sévère où j'étais élevé, m'aurait fermé la bouche. Feignant un calme que je n'avais guère, je répondis:
--C'est bien, maman, je ne dirai rien. Soyez tranquille!
Un de ces bons baisers, tant regrettés à l'heure où ils manquent, me récompensa de ma soumission, et je fis semblant de m'endormir. Mais, de toute la nuit, je ne pus fermer l'oeil, et, dans l'obscurité de ma chambre d'enfant, je voyais toujours ? la femme de l'oncle Jean ?, l'Italienne qu'aucun membre de la famille n'avait jamais connue. Je me la figurais, d'après une gravure d'un de mes livres, très brune, avec de grands yeux noirs et de lourdes nattes retenues par les boules d'or de deux épingles. Je l'apercevais distinctement, avec sa serviette pliée en carré sur sa tête, son collier de corail au cou, son corsage blanc aux manches bouffantes, et le panier rempli de fleurs qu'elle portait, sans doute pour son agrément, car il m'était impossible d'admettre que la baronne de Vaudelnay vend?t des roses comme la première Transtévérine venue.
Au jour naissant, le sommeil s'empara de moi pour une heure, et lorsqu'on vint me réveiller pour la messe, qui réunissait chaque matin la plupart des habitants du chateau, il me sembla que je sortais d'un rêve compliqué et fatigant. Mais en voyant, un quart d'heure plus tard, des flots d'étoffe noire s'engouffrer dans le banc de famille, en apercevant les ornements funèbres sur les épaules du curé, dont j'étais régulièrement l'acolyte, il me fallut bien me rendre à l'évidence.
D'ailleurs, sauf l'absence de l'oncle Jean, la couleur de nos costumes et une recrudescence effroyable dans la sévérité de la discipline, rien n'indiquait que les Vaudelnay venaient de perdre un des leurs, et ma pauvre cousine,--j'aurais eu bien de la peine à la désigner par son prénom,--ne faisait guère plus de bruit après sa mort qu'elle n'en avait fait pendant sa vie.
Mais cette tranquillité trompeuse ne devait pas durer longtemps.
IV
Deux jours après, une heure avant le d?ner, la nuit déjà tombée, j'étais dans le vestibule, occupé à la manoeuvre de mes soldats de plomb, lorsqu'une voiture s'arrêta devant la porte. Au bruit des grelots fêlés, j'avais reconnu un carabas de louage de la ville; je sortis précipitamment, laissant mes troupes se tirer d'affaire toutes seules, pour savoir qui venait chez nous si tard sans être attendu. J'avais oublié tout à fait l'oncle Jean, disparu déjà depuis plus d'une semaine. C'était lui, mais j'eus peine à le reconna?tre sous les manteaux et les cache-nez qui le couvraient. Aussi bien, depuis que je savais son histoire, un peu superficiellement, il faut l'avouer, il me semblait que ce n'était plus le même homme. Ce fut donc avec une sorte de timidité que je m'avan?ai vers lui pour lui souhaiter la bienvenue; mais il parut à peine faire attention à moi.
--Bonsoir, bonsoir! me répondit-il en me tournant le dos, pour prendre dans les profondeurs ténébreuses de la voiture un paquet lourd et volumineux que lui tendit une ombre à peine visible.
Il monta, non sans un peu d'effort, les marches du perron, tandis que l'ombre, une ombre féminine autant qu'on pouvait en juger, mettait pied à terre à son tour.
--Ouvre-moi la porte du salon, commanda-t-il d'une voix brève.
J'obéis; nous entrames dans la vaste pièce à peine éclairée par une lampe br?lant sous son abat-jour au milieu de l'immense table. Mon oncle se dirigea vers un canapé, y déposa son fardeau, écarta quelques plis d'étoffe et j'aper?us, on devine avec quelle surprise, une petite fille endormie.
J'eus peine à retenir un cri d'effroi, d'abord parce que l'enfant, dans une immobilité rigide, avait l'air d'une morte, et ensuite parce que mon pauvre oncle, cité dans toute la province, huit jours plus t?t, pour sa verdeur étonnante, semblait avoir tout à coup vieilli de vingt ans. Il était brisé, courbé, déformé, pour ainsi dire, comme il arrivait à mes soldats de plomb lorsque, d'aventure, mon pied se posait sur eux. Son beau visage, naguère si plein d'une énergie que certains jugeaient trop hautaine, s'était détendu comme un masque mouillé. On n'y lisait plus qu'une sorte d'humilité douloureuse, un doute de soi-même et de toutes choses, navrants même pour un observateur aussi peu profond que je l'étais alors. Je restais là, les yeux et la bouche ouverts, ne sachant que dire et que faire, plus attristé que curieux, sentant que j'allais fondre en larmes si la situation se prolongeait encore une minute. Fort heureusement mon oncle y
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