propension au sommeil pour le go?ter sur le chêne poli par les siècles du banc armorié de la famille.
Au bout de vingt minutes, régulièrement, l'oncle Jean s'éveillait, circonstance qui co?ncidait en général avec la péroraison peu variée de l'homélie. Que si notre bon curé s'oubliait en son éloquence, M. le baron tirait de son gousset une montre énorme, dont la répétition s'entendait d'un bout de l'église à l'autre, et la faisait sonner impitoyablement.
A ce signal connu, qui faisait frémir toute la pieuse assemblée, le pauvre abbé Cassard se hatait de regagner l'autel, nous laissant tous, quelquefois, aux prises avec la tempête, sans se donner le loisir de nous conduire au port sacré dont, heureusement, nous savions tous le chemin.
Invariablement, du samedi de la Passion au lundi de Quasimodo, cet auditeur récalcitrant disparaissait, sans que l'on p?t dire quel était le but de son voyage, et, grace à cette circonstance, il était impossible de répondre d'une manière péremptoire à cette question:
--L'oncle Jean fait-il ses Paques?
Toutefois le curé du village, qui d?nait au chateau tous les dimanches, le traitait avec considération, voire même avec respect. Chose plus remarquable encore, durant la partie de boston qui s'organisait ce jour-là en sortant de table, et dont je ne voyais jamais que le commencement, ainsi qu'on pense, mon oncle ne ménageait pas les invectives les plus sévères à l'abbé Cassard quand il l'avait pour partenaire. Car le baron était célèbre dans toute la province pour avoir appris et joué le whist en Angleterre, de même que pour avoir étudié la valse en Allemagne et la peinture en Italie.
--Malgré tout, me disais-je, un pécheur endurci ne saurait inspirer tant d'estime à un prêtre et, surtout, il n'oserait le tancer aussi vertement pour avoir coupé sa carte ma?tresse.
III
J'allais sur mes douze ans, et ce même curé me préparait à ma première communion en même temps qu'il m'enseignait les éléments du latin et du grec, lorsqu'arriva le premier événement sérieux qui e?t troublé, depuis ma naissance, la paix tant soit peu monotone où dormaient le chateau et ses habitants.
Un matin, bien que le samedi de la Passion f?t encore très éloigné, la place de l'oncle Jean resta vide à table, et je fus informé qu'il était parti pendant la nuit pour l'Angleterre. Toute la journée la famille fut en proie aux préoccupations les plus vives. Mon grand-père semblait tout à la fois fort courroucé et fort attendri; ma grand'mère et ses belles-soeurs avaient les yeux rouges et faisaient de grands soupirs. Elles passèrent la moitié du temps prosternées devant l'autel de la Vierge, à c?té duquel un grand cierge de cire était allumé.
Fidèle à mon système, je m'abstins de toute question, mais j'attendais avec impatience l'heure de la prière, supposant que nous aurions un message du gouvernement, c'est-à-dire une communication quelconque adressée par mon grand-père à l'assistance.
Il me revient encore aujourd'hui un léger frisson, quand je pense à ce que fut, ce soir-là, notre d?ner de famille dans la grande salle à manger déjà rafra?chie par les premières aigreurs de novembre. Ce n'était pas, comme on pourrait le croire, que chacun restat en contemplation devant son assiette vide. Les Vaudelnay, de vieille et forte race, n'avaient rien de commun--surtout alors--avec les névrosés de l'époque actuelle, dont l'appétit s'en va s'ils ont perdu cent louis aux courses, ou si quelque belle dame les a regardés d'un oeil moins clément. Nous mangions, Dieu merci! Mais nous mangions au milieu d'un silence de mort, troublé seulement par les craquements du parquet gémissant sous les chaussons de lisière des domestiques. Les _ancêtres_ étaient absorbés à ce point que je pus,--chose qui ne m'était jamais arrivée,--refuser des épinards sans m'attirer cette argumentation entachée de sophisme, devant laquelle, tant de fois, j'avais cédé, non sans appeler de tous mes voeux l'age de mon émancipation:
--Si tu ne manges pas d'épinards, c'est que tu n'as plus faim. Si tu n'as plus faim, tu ne mangeras pas de dessert.
Ironiques inconséquences de la nature humaine! Je suis majeur, hélas! depuis trop longtemps.... J'adore les épinards, et le dessert n'a plus d'attraits pour moi. Il est achevé à tout jamais, le dessert de ma vie!
Le d?ner se termina, comme à l'ordinaire, par ce bruit de cascades qui, à cette époque, déshonorait encore les tables des gens bien élevés, et nous part?mes pour ? la Sibérie ? dans un appareil dont la gaieté rappelait celle du fils de Thésée lors de la dernière promenade de l'infortuné prince. Le long du chemin, ma grand'mère adressa la parole à son mari sur le ton de la prière, sans beaucoup de succès, autant que je pus le voir. J'entendis qu'elle insistait:
--Mais après tout, mon ami, c'est une chrétienne et c'est notre nièce!
Dans l'office tout se passa selon le rite habituel. Toutefois, après la dernière oraison, au lieu de faire le signe de croix
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