Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 2

François Pierre Guillaume Guizot
je n'en
fais qu'à mes adversaires.» Il est vrai que j'ai souvent cédé à mes amis,
autant par laisser-aller que par nécessité, et quelquefois avec regret.
Plus d'une fois aussi, j'aurais volontiers cédé à mes adversaires; je n'ai
jamais, quoi qu'on en ait dit, poursuivi dans le gouvernement
l'application et le triomphe d'une théorie; jamais non plus aucun
sentiment violent envers les personnes ne m'a fait repousser les
transactions et les concessions qui sont partout inhérentes au succès et
au progrès. C'est par une tout autre cause et dans une tout autre
disposition que j'ai souvent et obstinément résisté aux instincts
populaires. Avant d'entrer dans la vie publique, j'ai assisté à la
Révolution et à l'Empire; j'ai vu, aussi clair que le jour, leurs fautes et
leurs désastres dériver de leurs entraînements, tantôt des entraînements
de l'esprit, tantôt des entraînements de la force; la Révolution s'est
livrée au torrent des innovations, l'Empire au torrent des conquêtes. Ni
à l'un ni à l'autre de ces régimes les avertissements n'ont manqué; ni
pour l'un, ni pour l'autre, la bonne politique n'a été un secret
tardivement découvert; elle leur a été bien des fois indiquée et
conseillée, tantôt par les événements, tantôt par les sages du temps; ils
n'ont voulu l'accepter ni l'un ni l'autre; la Révolution a vécu sous le
joug des passions populaires, l'empereur Napoléon sous le joug de ses
propres passions. Il en a coûté à la Révolution les libertés qu'elle avait
proclamées, à l'Empire les conquêtes qu'il avait faites, et à la France des
douleurs et des sacrifices immenses. J'ai porté dans la vie publique le
constant souvenir de ces deux grands exemples, et la résolution,
instinctive encore plus que préméditée, de rechercher en toute occasion
la bonne politique, la politique conforme aux intérêts comme aux droits
du pays, et de m'y tenir en repoussant tout autre joug. Quiconque ne
conserve pas, dans son jugement et dans sa conduite, assez

d'indépendance pour voir ce que sont les choses en elles-mêmes, et ce
qu'elles conseillent ou commandent, en dehors des préjugés et des
passions des hommes, n'est pas digne ni capable de gouverner. Le
régime représentatif rend, il est vrai, cette indépendance d'esprit et
d'action infiniment plus difficile pour les gouvernants, car il a
précisément pour objet d'assurer aux gouvernés, à leurs idées et à leurs
sentiments comme à leurs intérêts, une large part d'influence dans le
gouvernement; mais la difficulté ne supprime pas la nécessité, et les
institutions qui procurent l'intervention du pays dans ses affaires lui en
garantiraient bien peu la bonne gestion si elles réduisaient les hommes
qui en sont chargés au rôle d'agents dociles des idées et des volontés
populaires. La tâche du gouvernement est si grande qu'elle exige
quelque grandeur dans ceux qui en portent le poids, et plus les peuples
sont libres, plus leurs chefs ont besoin d'avoir aussi l'esprit libre et le
coeur fier. Qu'ils aient à justifier incessamment l'usage qu'ils font de
leur liberté dans leur pouvoir et qu'ils en répondent, rien de plus juste,
ni de plus nécessaire; mais la responsabilité suppose précisément la
liberté, et quand Thémistocle disait à Eurybiade irrité de sa résistance:
«Frappe, mais écoute,» il tenait la conduite et le langage que doit tenir,
dans un pays libre, tout homme digne de le servir.
C'est là le sentiment qui m'a constamment animé dans le cours de ma
vie publique. Et non pas moi seul, mais aussi le prince que j'ai servi et
les amis politiques qui m'ont soutenu. Le roi Louis-Philippe avait
acquis, dans sa vie compliquée et aventureuse, un esprit
remarquablement libre en gardant un coeur sincèrement patriote. Imbu,
dès sa jeunesse, des idées générales de son temps, il les avait vues à
l'épreuve des faits, et les avait mesurées sans les abandonner. Il restait
fidèle à leur cause en les jugeant; et quoiqu'il ménageât, et même qu'il
partageât trop complaisamment quelquefois les impressions populaires,
il démêlait avec un ferme bon sens l'intérêt vrai du pays, et il en faisait
la règle de sa politique, doutant souvent du succès et regrettant la
popularité, mais bien résolu à la sacrifier plutôt que d'obéir à ses
entraînements. Avec moins de finesse et autant de constance, le parti
qui, depuis le ministère de M. Casimir Périer, s'était formé autour du
gouvernement et lui prêtait dans les Chambres son appui, avait les
mêmes instincts de sagesse et d'indépendance dans la conduite des

affaires publiques, et luttait honnêtement contre certains penchants du
pays, quoique enclin souvent à les partager. C'est un lieu commun sans
cesse répété de ne voir, dans la conduite des hommes, grands ou petits,
que l'empire de leurs intérêts, ou de leurs passions égoïstes, ou de leurs
faiblesses, et j'ai trop vécu pour ne pas savoir que la part de ces mobiles
est grande dans les vies humaines; mais il
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