Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 5

François Pierre Guillaume Guizot
avoir de
telles craintes à témoigner et de tels clients à protéger!
Les esprits élevés et un peu susceptibles pour le compte de la dignité
humaine avaient bien raison de ne pas goûter ce régime, et de prévoir
qu'il ne fonderait ni le bonheur, ni la grandeur durable de la France;
mais il paraissait, à cette époque, si bien établi dans le sentiment
général du pays, on était si convaincu de sa force, on pensait si peu à
toute autre chance d'avenir, que, même dans cette région haute et
étroite où l'esprit d'opposition dominait, on trouvait parfaitement simple
que les jeunes gens entrassent à son service, seule carrière publique qui
leur fût ouverte. Une femme d'un esprit très-distingué et d'un noble
coeur, qui me portait quelque amitié, madame de Rémusat se prit du
désir de me faire nommer auditeur au Conseil d'État; son cousin, M.
Pasquier, alors préfet de police et que je rencontrais quelquefois chez
elle, s'y employa de très-bonne grâce; et, de l'avis de mes plus intimes
amis, je ne repoussai point cette proposition, quoique, au fond de l'âme,
elle me causât quelque trouble. C'était au ministère des affaires
étrangères qu'on avait le projet de me faire attacher. M. Pasquier parla
de moi au duc de Bassano, alors ministre de ce département, et au
comte d'Hauterive, directeur des Archives. Le duc de Bassano me fit
appeler. Je vis aussi M. d'Hauterive, esprit fécond, ingénieux et

bienveillant pour les jeunes gens disposés aux fortes études. Pour
m'essayer, ils me chargèrent de rédiger un mémoire sur une question
dont l'Empereur était ou voulait paraître préoccupé, l'échange des
prisonniers français détenus en Angleterre contre les prisonniers anglais
retenus en France. De nombreux documents me furent remis à ce sujet.
Je fis le mémoire, et ne doutant pas que l'Empereur ne voulût
sérieusement l'échange, je mis soigneusement en lumière les principes
du droit des gens qui le commandaient et les concessions mutuelles qui
devaient le faire réussir. Je portai mon travail au duc de Bassano. J'ai
lieu de présumer que je m'étais mépris sur son véritable objet, et que
l'empereur Napoléon, regardant les prisonniers anglais qu'il avait en
France comme plus considérables que les Français détenus en
Angleterre, et croyant que le nombre de ces derniers était pour le
gouvernement anglais une charge incommode, n'avait au fond nulle
intention d'accomplir l'échange. Quoi qu'il en soit, je n'entendis plus
parler de mon mémoire ni de ma nomination. Je me permets de dire que
j'en eus peu de regret.
Une autre carrière s'ouvrit bientôt pour moi qui me convenait mieux,
car elle était plus étrangère au gouvernement. Mes premiers travaux,
surtout mes Notes critiques sur l'_Histoire de la décadence et de la
chute de l'Empire romain_, de Gibbon, et les _Annales de l'éducation_,
recueil périodique où j'avais abordé quelques-unes des grandes
questions d'éducation publique et privée, avaient obtenu, de la part des
hommes sérieux, quelque attention[2]. Avec une bienveillance toute
spontanée, M. de Fontanes, alors grand maître de l'Université, me
nomma professeur adjoint à la chaire d'histoire qu'occupait M. de
Lacretelle dans la Faculté des lettres de l'académie de Paris; et peu
après, avant que j'eusse commencé mon enseignement, et comme s'il
eût cru n'avoir pas assez fait pour m'attacher fortement à l'Université, il
divisa la chaire en deux et me nomma professeur titulaire d'histoire
moderne, avec dispense d'âge, car je n'avais pas encore vingt-cinq ans.
J'ouvris mon cours au collége du Plessis, en présence des élèves de
l'École normale et d'un public peu nombreux, mais avide d'étude, de
mouvement intellectuel, et pour qui l'histoire moderne, même
remontant à ses plus lointaines sources, aux Barbares conquérants de
l'empire romain, semblait avoir un intérêt pressant et presque
Contemporain.

[Note 2: Je publie, dans les _Pièces historiques_ placées à la fin de ce
volume, une lettre que le comte de Lally-Tolendal m'écrivit de
Bruxelles à propos des _Annales de l'éducation_, et dans laquelle le
caractère et de l'homme et du temps se montre avec un aimable
abandon. (_Pièces historiques_, n° II.)]
Ce n'était point là, de la part de M. de Fontanes, simplement un acte de
bienveillance attirée sur moi par quelques pages de moi qu'il avait lues,
ou quelques propos favorables qu'il avait entendus à mon sujet. Ce
lettré épicurien, devenu puissant et le favori intellectuel du plus
puissant souverain de l'Europe, aimait toujours les lettres pour
elles-mêmes et d'un sentiment aussi désintéressé que sincère; le beau le
touchait comme aux jours de sa jeunesse et de ses poétiques travaux. Et
ce qui est plus rare encore, ce courtisan raffiné_ d'un despote glorieux,
cet orateur officiel qui se tenait pour satisfait quand il avait prêté à la
flatterie un noble langage, honorait, quand il la rencontrait, une
indépendance plus sérieuse et prenait plaisir à le lui témoigner. Peu
après m'avoir nommé, il m'invita à dîner à sa
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