ont écrit et quelques-uns ont eux-mêmes publié l'histoire de
leur temps et des événements auxquels ils avaient pris part Je
n'entreprends point une telle oeuvre; le jour de l'histoire n'est pas venu
pour nous, de l'histoire complète et libre, sans réticence ni sur les faits
ni sur les hommes. Mais mon histoire propre et intime, ce que j'ai pensé,
senti et voulu dans mon concours aux affaires de mon pays, ce qu'ont
pensé, senti et voulu avec moi les amis politiques auxquels j'ai été
associé, la vie de nos âmes dans nos actions, je puis dire cela librement,
et c'est là surtout ce que j'ai à coeur de dire, pour être, sinon toujours
approuvé, du moins toujours connu et compris. A cette condition,
d'autres marqueront un jour avec justice notre place dans l'histoire de
notre temps.
Je ne suis entré qu'en 1814 dans la vie publique; je n'avais servi ni la
Révolution ni l'Empire. Étranger par mon âge à la Révolution, je suis
resté étranger à l'Empire par mes idées. Depuis que j'ai pris quelque
part au gouvernement des hommes, j'ai appris à être juste envers
l'empereur Napoléon: génie incomparablement actif et puissant,
admirable par son horreur du désordre, par ses profonds instincts de
gouvernement, et par son énergique et efficace rapidité dans la
reconstruction de la charpente sociale. Mais génie sans mesure et sans
frein, qui n'acceptait ni de Dieu, ni des hommes, aucune limite à ses
désirs ni à ses volontés, et qui par là demeurait révolutionnaire en
combattant la révolution; supérieur dans l'intelligence des conditions
générales de la société, mais ne comprenant qu'imparfaitement, dirai-je
grossièrement, les besoins moraux de la nature humaine, et tantôt leur
donnant satisfaction avec un bon sens sublime, tantôt les méconnaissant
et les offensant avec un orgueil impie. Qui eût pu croire que le même
homme qui avait fait le Concordat et rouvert en France les églises
enlèverait le pape de Rome et le retiendrait prisonnier à Fontainebleau?
C'est trop de maltraiter également les philosophes et les chrétiens, la
raison et la foi. Entre les grands hommes ses pareils, Napoléon a été le
plus nécessaire à son temps, car nul n'a fait si promptement ni avec tant
d'éclat succéder l'ordre à l'anarchie, mais aussi le plus chimérique en
vue de l'avenir, car après avoir possédé la France et l'Europe, il a vu
l'Europe le chasser, même de la France, et son nom demeurera plus
grand que ses oeuvres, dont les plus brillantes, ses conquêtes, ont tout à
coup et entièrement disparu avec lui. En rendant hommage à sa
grandeur, je ne regrette pas de ne l'avoir appréciée que tard et quand il
n'était plus; il y avait pour moi, sous l'Empire, trop d'arrogance dans la
force et trop de dédain du droit, trop de révolution et trop peu de
liberté.
Ce n'est pas que je fusse, à cette époque, très-préoccupé de la politique,
ni très-impatient que la liberté m'en ouvrît l'accès. Je vivais dans la
société de l'opposition, mais d'une opposition qui ne ressemblait guère
à celle que nous avons vue et faite pendant trente ans. C'étaient les
débris du monde philosophique et de l'aristocratie libérale du XVIIIe
siècle, les derniers représentants de ces salons qui avaient librement
pensé à tout, parlé de tout, mis tout en question, tout espéré et tout
promis, par mouvement et plaisir d'esprit plutôt que par aucun dessein
d'intérêt et d'ambition. Les mécomptes et les désastres de la Révolution
n'avaient point fait abjurer aux survivants de cette brillante génération
leurs idées et leurs désirs; ils restaient sincèrement libéraux, mais sans
prétentions pressantes, et avec la réserve de gens qui ont peu réussi et
beaucoup souffert dans leurs tentatives de réforme et de gouvernement.
Ils tenaient à la liberté de la pensée et de la parole, mais n'aspiraient
point à la puissance; ils détestaient et critiquaient vivement le
despotisme, mais sans rien faire pour le réprimer ou le renverser. C'était
une opposition de spectateurs éclairés et indépendants qui n'avaient
aucune chance ni aucune envie d'intervenir comme acteurs.
Société charmante, dont, après une longue vie de rudes combats, je me
plais à retrouver les souvenirs. M. de Talleyrand me disait un jour:
«Qui n'a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que
c'est que le plaisir de vivre.» Quel puissant plaisir en effet que celui
d'un grand mouvement intellectuel et social qui, loin de suspendre et de
troubler à cette époque la vie mondaine, l'animait et l'ennoblissait en
mêlant de sérieuses préoccupations à ses frivoles passe-temps, qui
n'imposait encore aux hommes aucune souffrance, aucun sacrifice, et
leur ouvrait pourtant les plus brillantes perspectives! Le XVIIIe siècle a
été certainement le plus tentateur et le plus séducteur des siècles, car il
a promis à la fois satisfaction à toutes les grandeurs et à toutes les
faiblesses de l'humanité;
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