avec regret. Plus d'une fois aussi, j'aurais volontiers cédé à mes adversaires; je n'ai jamais, quoi qu'on en ait dit, poursuivi dans le gouvernement l'application et le triomphe d'une théorie; jamais non plus aucun sentiment violent envers les personnes ne m'a fait repousser les transactions et les concessions qui sont partout inhérentes au succès et au progrès. C'est par une tout autre cause et dans une tout autre disposition que j'ai souvent et obstinément résisté aux instincts populaires. Avant d'entrer dans la vie publique, j'ai assisté à la Révolution et à l'Empire; j'ai vu, aussi clair que le jour, leurs fautes et leurs désastres dériver de leurs entra?nements, tant?t des entra?nements de l'esprit, tant?t des entra?nements de la force; la Révolution s'est livrée au torrent des innovations, l'Empire au torrent des conquêtes. Ni à l'un ni à l'autre de ces régimes les avertissements n'ont manqué; ni pour l'un, ni pour l'autre, la bonne politique n'a été un secret tardivement découvert; elle leur a été bien des fois indiquée et conseillée, tant?t par les événements, tant?t par les sages du temps; ils n'ont voulu l'accepter ni l'un ni l'autre; la Révolution a vécu sous le joug des passions populaires, l'empereur Napoléon sous le joug de ses propres passions. Il en a co?té à la Révolution les libertés qu'elle avait proclamées, à l'Empire les conquêtes qu'il avait faites, et à la France des douleurs et des sacrifices immenses. J'ai porté dans la vie publique le constant souvenir de ces deux grands exemples, et la résolution, instinctive encore plus que préméditée, de rechercher en toute occasion la bonne politique, la politique conforme aux intérêts comme aux droits du pays, et de m'y tenir en repoussant tout autre joug. Quiconque ne conserve pas, dans son jugement et dans sa conduite, assez d'indépendance pour voir ce que sont les choses en elles-mêmes, et ce qu'elles conseillent ou commandent, en dehors des préjugés et des passions des hommes, n'est pas digne ni capable de gouverner. Le régime représentatif rend, il est vrai, cette indépendance d'esprit et d'action infiniment plus difficile pour les gouvernants, car il a précisément pour objet d'assurer aux gouvernés, à leurs idées et à leurs sentiments comme à leurs intérêts, une large part d'influence dans le gouvernement; mais la difficulté ne supprime pas la nécessité, et les institutions qui procurent l'intervention du pays dans ses affaires lui en garantiraient bien peu la bonne gestion si elles réduisaient les hommes qui en sont chargés au r?le d'agents dociles des idées et des volontés populaires. La tache du gouvernement est si grande qu'elle exige quelque grandeur dans ceux qui en portent le poids, et plus les peuples sont libres, plus leurs chefs ont besoin d'avoir aussi l'esprit libre et le coeur fier. Qu'ils aient à justifier incessamment l'usage qu'ils font de leur liberté dans leur pouvoir et qu'ils en répondent, rien de plus juste, ni de plus nécessaire; mais la responsabilité suppose précisément la liberté, et quand Thémistocle disait à Eurybiade irrité de sa résistance: ?Frappe, mais écoute,? il tenait la conduite et le langage que doit tenir, dans un pays libre, tout homme digne de le servir.
C'est là le sentiment qui m'a constamment animé dans le cours de ma vie publique. Et non pas moi seul, mais aussi le prince que j'ai servi et les amis politiques qui m'ont soutenu. Le roi Louis-Philippe avait acquis, dans sa vie compliquée et aventureuse, un esprit remarquablement libre en gardant un coeur sincèrement patriote. Imbu, dès sa jeunesse, des idées générales de son temps, il les avait vues à l'épreuve des faits, et les avait mesurées sans les abandonner. Il restait fidèle à leur cause en les jugeant; et quoiqu'il ménageat, et même qu'il partageat trop complaisamment quelquefois les impressions populaires, il démêlait avec un ferme bon sens l'intérêt vrai du pays, et il en faisait la règle de sa politique, doutant souvent du succès et regrettant la popularité, mais bien résolu à la sacrifier plut?t que d'obéir à ses entra?nements. Avec moins de finesse et autant de constance, le parti qui, depuis le ministère de M. Casimir Périer, s'était formé autour du gouvernement et lui prêtait dans les Chambres son appui, avait les mêmes instincts de sagesse et d'indépendance dans la conduite des affaires publiques, et luttait honnêtement contre certains penchants du pays, quoique enclin souvent à les partager. C'est un lieu commun sans cesse répété de ne voir, dans la conduite des hommes, grands ou petits, que l'empire de leurs intérêts, ou de leurs passions égo?stes, ou de leurs faiblesses, et j'ai trop vécu pour ne pas savoir que la part de ces mobiles est grande dans les vies humaines; mais il n'est pas vrai qu'ils soient les seuls, ni même toujours les plus puissants; et il y a aussi peu d'intelligence que d'équité à
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