Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 7

François Pierre Guillaume Guizot
et personne ne s'inquiétait de les réprimer; ils éclataient librement et se perdaient dans l'air, sans contagion comme sans résistance, sympt?me à la fois sérieux et vain des luttes auxquelles la France et son gouvernement étaient encore réservés. A deux heures, le convoi arriva devant la grille de l'h?tel des Invalides; le clergé alla le recevoir sous le porche; une marche à la fois funèbre et triomphale annon?ait son approche; le canon retentissait au dehors; la garde nationale présentait les armes; les invalides serraient leur sabre à l'épaule; le cercueil entra, porté par les soldats et les marins; le prince de Joinville conduisait le convoi, l'épée à la main; le roi s'avan?a à sa rencontre: ?Sire, lui dit le prince en baissant la pointe de son épée jusqu'à terre, je vous présente le corps de l'empereur Napoléon.--Je le re?ois au nom de la France, répondit le roi,? et recevant des mains du maréchal Soult l'épée de l'empereur Napoléon, il la remit au général Bertrand en lui disant: ?Général Bertrand, je vous charge de placer l'épée de l'empereur sur son cercueil.? Puis, se tournant vers le général Gourgaud: ?Général Gourgaud, placez sur le cercueil le chapeau de l'empereur.? Ces soins accomplis, le roi retourna à sa place et le service funèbre commen?a. Il dura deux heures, au milieu d'un profond et universel silence qui couvrait la diversité des émotions suscitées par ce grand spectacle dans l'ame des spectateurs. A cinq heures la cérémonie était terminée; le roi rentrait aux Tuileries; la foule s'écoulait tranquillement. Le soir, le calme le plus complet régnait dans Paris.
Je ne veux pas ne parler du passé qu'avec l'expérience que j'ai acquise et les impressions qui me restent aujourd'hui. Je retrouve, dans une lettre que j'adressai trois jours après, le 18 décembre, à l'un de mes amis, le baron Mounier, alors absent de Paris, l'expression fidèle de l'effet qu'au moment même produisit sur moi cet incident et du jugement que j'en portais: ?Nous voilà, mon cher ami, lui écrivais-je, hors du second défilé. Napoléon et un million de Fran?ais se sont trouvés en contact, sous le feu d'une presse conjurée, et il n'en est pas sorti une étincelle. Nous avons plus raison que nous croyons. Malgré tant de mauvaises apparences et de faiblesses réelles, ce pays-ci veut l'ordre, la paix, le bon gouvernement. Les bouffées révolutionnaires y sont factices et courtes. Elles emporteraient toutes choses si on ne leur résistait pas; mais, quand on leur résiste, elles s'arrêtent, comme ces grands feux de paille que les enfants attisent dans les rues et où personne n'apporte de solides aliments. Le spectacle de mardi était beau. C'était un pur spectacle. Nos adversaires s'en étaient promis deux choses, une émeute contre moi et une démonstration d'humeur guerrière. L'un et l'autre dessein ont échoué. Tout s'est borné à quelques cris évidemment arrangés et pas du tout contagieux. Le désappointement est grand, car le travail avait été très-actif. Mardi soir, personne n'aurait pu se douter de ce qui s'était passé le matin. On n'en parle déjà plus. Les difficultés générales du gouvernement subsistent, toujours les mêmes et immenses. Les incidents mena?ants se sont dissipés. Méhémet-Ali reste en égypte et Napoléon est aux Invalides.?
Mon premier mouvement, en relisant aujourd'hui cette lettre, est de sourire tristement de ma confiance. L'ame et la vie des peuples ont des profondeurs infinies où le jour ne pénètre que par des explosions imprévues, et rien ne trompe plus, sur ce qui s'y cache et s'y prépare, qu'un succès à la surface et du moment. En décembre 1840, à l'arrivée des restes de Napoléon, les choses se passèrent bien réellement comme je viens de les décrire; une grande mémoire et un grand spectacle; rien de plus ne parut, et les amis du régime de la liberté et de la paix eurent droit de croire que le régime impérial était tout entier dans le cercueil de l'Empereur. Je ne regrette pas notre méprise: elle n'a pas fait les événements qui l'ont révélée; ce n'est pas parce que le roi Louis-Philippe et ses conseillers ont relevé la statue de Napoléon et ramené de Sainte-Hélène son cercueil que le nom de Napoléon s'est trouvé puissant au milieu de la perturbation sociale de 1848. La monarchie de 1830 n'e?t pas gagné un jour à se montrer jalouse et craintive, et empressée à étouffer les souvenirs de l'Empire. Et dans cette tentative subalterne, elle aurait perdu la gloire de la liberté qu'elle a respectée et de la générosité qu'elle a déployée envers ses ennemis. Gloire qui lui reste après ses revers, et qui est aussi une puissance que la mort n'atteint point.
En même temps que nous accomplissions ainsi avec éclat les obsèques de Napoléon, nous portions devant les Chambres une autre question, plus politique et moins populaire, soulevée aussi par le cabinet précédent et
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