Mémoires du sergent Bourgogne | Page 2

Adrien-Jean-Baptiste-François Bourgogne
des
soldats ni des officiers de troupe, celles qu'on tient, maintenant, à
connaître dans leurs plus petits détails. Elles font le grand intérêt des
Mémoires de Bourgogne, car c'est un homme sachant voir, et rendre
d'une manière saisissante ce qu'il voit. Il ne le cède point, sous ce
rapport, au capitaine Coignet que Lorédan Larchey a fait revivre: ses
Cahiers, devenus classiques en leur genre, ont inauguré une série
nouvelle de Mémoires militaires, ceux des humbles et des naïfs qui
représentent l'élément populaire. On a senti qu'il était utile et bon de se
rendre, de leurs impressions, un compte exact.
Nous n'avons pas besoin d'insister sur la valeur dramatique des tableaux
de Bourgogne, pour ne parler que de l'orgie de l'église de Smolensk, de
son cimetière recouvert de plus de cadavres qu'il n'en contient, de ce
malheureux franchissant leurs monceaux neigeux pour arriver au
sanctuaire, guidé par les accents d'une musique qu'il croit céleste, tandis
qu'elle est produite par des ivrognes montés à l'orgue prêt à s'écrouler
parce que ses marches de bois ont été arrachées pour faire du feu. Tout

cela est inoubliable.
Ces Mémoires ne sont pas moins précieux pour la psychologie du
soldat déprimé par une suite de revers: les combattants de 1870 y
retrouveront une part de leurs misères. C'est aussi le vrai drame de la
faim. Il n'existe point de tableau comparable à celui de la garnison de
Wilna fuyant à l'aspect de cette armée de spectres prêts à tout dévorer.
Et, pourtant, on ne peut refuser à Bourgogne les qualités d'un homme
de coeur: ses accès d'égoïsme sont tellement contre sa nature, que le
remords suit aussitôt. On le voit, ailleurs, aider de son mieux les
camarades, s'exposer pour l'évasion d'un prisonnier dont le père l'a ému.
Les horreurs dont il a été témoin le pénètrent: il a vu des soldats
dépouiller, avant leur dernier soupir, ceux qui tombaient; d'autres (des
Croates) retirer des flammes les cadavres et les dévorer. Il a vu, faute
de transports, abandonner les blessés tendant leurs mains suppliantes,
se traînant sur la neige rougie de leur sang, tandis que ceux qui sont
encore debout passent, muets, devant eux, en songeant que pareil sort
les attend. Sur les bords du Niémen, Bourgogne, tombé dans un fossé
couvert de glace, implore vainement, lui aussi, les soldats qui passent.
Seul, un vieux grenadier s'approche.
«Je n'en ai plus!» dit-il en levant ses moignons pour montrer qu'il n'a
pas une main à offrir.
Près des villes où les troupes croient trouver la fin de leurs maux, le
retour de l'espérance fait renaître les sentiments de pitié. Les langues se
délient, on s'informe des camarades, on porte les plus malades sur des
fusils. Bourgogne a vu des soldats garder, pendant des lieues, leurs
officiers blessés sur leurs épaules. N'oublions pas ces Hessois qui
garantissent leur jeune prince contre vingt-huit degrés de froid, passant
une nuit serrés autour de son corps, comme le faisceau protecteur d'une
jeune plante.
Cependant la fatigue, la fièvre, la congélation et ses plaies mal
garanties par des oripeaux de toute provenance, les ravages produits sur
son organisme par une tentative d'empoisonnement, en voilà plus qu'il
n'en faut pour faire perdre à notre sergent la piste de son régiment,
comme à tant d'autres!

Seul, il avance péniblement à travers la neige où il disparaît, parfois,
jusqu'aux épaules. Heureux encore d'échapper aux Cosaques, de trouver
des cachettes dans les bois, de reconnaître, par les cadavres rencontrés,
la route suivie par sa colonne! Dans l'obscurité d'une nuit, il arrive sur
le terrain d'un combat. Il butte contre les corps amoncelés d'où s'élève
un appel plaintif: «Au secours!» En cherchant, non sans trébucher et
tomber à son tour, il reconnaît un ami, bien vivant celui-là, le grenadier
Picart, type de troupier dégourdi et bon enfant, dont la joyeuse humeur
fait presque tout oublier. Mais un officier russe annonce que l'Empereur
et toute sa Garde ont été faits prisonniers, et voilà notre loustic saisi
d'un accès de folie, présentant les armes et criant: «Vive l'Empereur!»
comme un jour de revue.
C'est, en effet, chose digne de remarque: malgré ses misères, le soldat
n'accuse point celui qui est cause de ses infortunes; il reste dévoué,
corps et âme, avec la persuasion que Napoléon saura le tirer du mauvais
pas, qu'il ne tardera point à prendre sa revanche. C'était une religion:
«Picart pensait, comme tous les vieux soldats idolâtres de l'Empereur,
qu'une fois qu'ils étaient avec lui, rien ne devait plus manquer, que tout
devait réussir, enfin qu'avec lui, il n'y avait rien d'impossible». Sans
être aussi optimiste, Bourgogne partageait, jusqu'à un certain point,
cette manière de voir. Et cependant, à sa rentrée en France, son
régiment était réduit à 26 hommes!
Leur dieu les émeut toujours: en le voyant, au passage de la Bérézina,
«enveloppé d'une grande capote
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