Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à lhistoire de lempereur Napoléon | Page 3

Duc de Rovigo
encore la cour de l'h?tel que j'occupais; ils poussaient avec force les débris des portes qui tenaient encore, assemblés par le verrou; j'ouvre moi-même, et entrant en chemise au milieu d'eux, je leur demande ce qui les a amenés chez moi.
Mes appartements en étaient si remplis, que je ne pouvais pas distinguer autre chose. Une voix s'écria: Appelez le général. Et je vis effectivement approcher le général Lahorie, ancien chef d'état-major de l'armée du Rhin sous le général Moreau. Lahorie avait été mon camarade pendant les premières campagnes de la révolution; il y avait entre nous deux une familiarité de tutoiement, et malgré la différence de nos opinions politiques, je lui avais conservé de l'amitié.
Il me dit en m'abordant: ?Tu es arrêté; félicite-toi d'être tombé entre mes mains, au moins il ne t'arrivera point de mal.? Je ne comprenais rien à ce que je voyais. Lahorie me dit en quatre mots: ?L'empereur a été tué sous les murs de Moscou le 8 octobre.--?Tu me fais des contes, lui dis-je; j'ai une lettre de lui de ce jour-là: je puis te la faire voir.? Lahorie, en me fixant, me répondit: ?Cela ne se peut pas, cela serait-il possible?? Il était dans un état nerveux qui avait excité en lui un branlement de machoire, comme s'il avait été attaqué du tétanos, et il me répétait: ?Cela n'est pas possible.?
Voyant que je ne gagnais rien sur Lahorie, je m'adressai aux troupes, pendant qu'il était allé appeler un certain sergent auquel il avait parlé le long du chemin, en venant chez moi; mais ce sergent, qui était un honnête homme, n'était pas entré avec la troupe qui avait suivi Lahorie. Il l'avait appelé plusieurs fois à haute voix, mais il était probablement resté dans la cour ou sur le quai, où la troupe s'était placée. En voyant Lahorie chercher avec tant de soin le sergent, je soup?onnai que c'était un assassin aposté, d'autant plus que le général criait: ?Faites approcher le sergent auquel j'ai parlé en chemin.?
Je ne songeai qu'à ma défense. Pendant que Lahorie était dehors de mes appartements, je demandai au commandant de la troupe qui il était. Il me répondit: ?Je suis capitaine adjudant-major de la 10e cohorte de la garde nationale.--Fort bien! lui dis-je. Ces soldats sont-ils votre troupe?--Oui, monsieur, me répondit-il.--Ainsi, ajoutai-je, vous n'êtes point des soldats révoltés?? Tous les soldats s'écrièrent: ?Non, non; nous sommes avec nos officiers. C'est un général qui nous a amenés.--Eh bien! repris-je, connaissez-vous ce général?? Ils répondirent: ?Non.?--Alors, dis-je, ce que je vois ne m'étonne pas. Moi, je le connais, et vais vous faire conna?tre la position dans laquelle il vous place.
?C'est un ancien aide-de-camp du général Moreau, qui était en prison à la Force, d'où il ne devait pas sortir sans mon autorisation. C'est un conspirateur! Me connaissez-vous?? Ils répondirent: ?Non....?--?Savez-vous chez qui vous êtes?? Ils répondirent: ?Non.? Un seul officier répliqua: ?Moi je vous connais, je sais que vous êtes le ministre de la police.--?En ce cas-là, lui répondis-je, je vous ordonne, et au besoin vous requiers d'arrêter sur-le-champ le général Lahorie, qui vous a amenés chez moi.?
Le capitaine adjudant-major, qui me tenait par le bras droit, ainsi qu'un autre de ses officiers par le bras gauche, me semblaient d'assez braves gens; toute cette troupe me paraissait d'autant plus égarée, que je remarquais que les soldats n'avaient pas même de pierres à feu à leurs fusils. Je dis à cet adjudant-major, qui avait la croix de la Légion-d'Honneur: ?Mon cher monsieur, vous jouez là un jeu auquel il ne faut pas perdre, et prenez garde d'être fusillé dans un quart d'heure, si je ne le suis pas moi-même; il ne faut que ce temps-là à la garde impériale pour être à cheval, et alors, gare à vous [1].?
[1: La caserne de la garde était à trois cents pas de mon h?tel.]
Je dois à sa mémoire de dire qu'il était ébranlé moins par la peur du danger que par la crainte de faire une mauvaise action, c'est-à-dire une action déshonorante.
Le voyant chanceler, je saisis ce moment pour lui dire: ?Si vous êtes homme d'honneur, ne vous laissez pas souiller d'un crime, et ne m'empêchez pas de vous sauver tous. Je ne vous demande que de me laisser faire. En achevant cela, j'avan?ai mon bras droit pour saisir la poignée de son épée qu'il avait été obligé de mettre sous le sien à cause de l'exigu?té de l'appartement qui était rempli de soldats armés. Il semblait près de se rendre, j'allais prendre son épée, lorsque le malheureux manqua de caractère, et en me repoussant la main qu'il saisit avec force, il me dit d'un ton dur: ?Non, vous marcherez où l'on me dira de vous conduire.? ?Allons, lui répondis-je, vous êtes un malheureux, et vous ne vous en prendrez qu'à vous-même lorsque vous
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