partageaient le gouvernement de la terreur avec Robespierre, et que je savais être envieux ou craintifs de son immense popularité. Je révélai à Collot-d'Herbois, à Carnot, à Billaud de Varennes les desseins du moderne Appius, et je leur fis séparément un tableau si énergique et si vrai du danger de leur position, je les stimulai avec tant d'adresse et de bonheur, que je fis passer dans leur ame plus que de la défiance, le courage de s'opposer désormais à ce que le tyran décimat davantage la Convention. ?Comptez les voix, leur dis-je, dans votre comité, et vous verrez qu'il sera réduit, quand vous le voudrez fortement, à l'impuissante minorité d'un Couthon et d'un St.-Just. Refusez-lui le vote, et réduisez-le à l'isolement par votre force d'inertie.? Mais que de ménagemens, de biais à prendre pour ne pas effaroucher la Société des Jacobins, pour ne pas aigrir les séides, les fanatiques de Robespierre! S?r d'avoir semé, j'eus le courage de le braver, le 20 prairial (8 juin 1794), jour où, animé de la ridicule prétention de reconna?tre solennellement l'existence de l'être suprême, il osa s'en proclamer à la fois l'arbitre et l'intermédiaire, en présence de tout un peuple assemblé aux Tuileries. Tandis qu'il montait les marches de sa tribune aérienne, d'où il devait lancer son manifeste en faveur de Dieu, je lui prédis tout haut (vingt de mes collègues l'entendirent) que sa chute était prochaine. Cinq jours après, en plein Comité, il demanda ma tête et celle de huit de mes amis, se réservant d'en faire abattre plus tard encore une vingtaine au moins.
Quel fut son étonnement et combien il s'irrita de trouver parmi les membres du Comité une opposition invincible à ses desseins sanguinaires contre la représentation nationale! Elle n'a déjà été que trop mutilée, lui dirent-ils, et il est temps d'arrêter une coupe réglée qui finirait par nous atteindre. Voyant la majorité du vote lui échapper, il se retira plein de dépit et de rage, jurant de ne plus mettre les pieds au Comité tant que sa volonté y serait méconnue. Il rappelle aussit?t à lui Saint-Just, qui était aux armées; il rallie Couthon sous sa bannière sanglante, et ma?trisant le tribunal révolutionnaire, il fait encore trembler la Convention et tous ceux, en grand nombre, qui sacrifient à la peur. S?r à la fois de la société des Jacobins, du commandant de la garde nationale, Henriot, et de tous les comités révolutionnaires de la capitale, il se flatte qu'avec tant d'adhérens il finira par l'emporter. En se tenant ainsi éloigné de l'antre du pouvoir, il voulait rejeter sur ses adversaires l'exécration générale, les faire regarder comme les auteurs uniques de tant de meurtres, et les livrer à la vengeance d'un peuple qui commen?ait à murmurer de voir couler tant de sang. Mais, lache, défiant et timide, il ne sut pas agir, laissant écouler cinq semaines entre cette dissidence clandestine et la crise qui se préparait en silence.
Je l'observais, et le voyant réduit à une faction, je pressai secrètement ses adversaires qui restaient cramponnés au Comité, d'éloigner au moins les compagnies de canonniers de Paris, toutes dévouées à Robespierre et à la Commune, et de révoquer ou de suspendre Henriot. J'obtins la première mesure, grace à la fermeté de Carnot, qui allégua la nécessité de renforcer les artilleurs aux armées. Quant à la révocation d'Henriot, ce coup de parti parut trop fort; Henriot resta et faillit tout perdre, ou plut?t, l'avouerais-je, ce fut lui qui compromit, le 9 thermidor (27 juillet), la cause de Robespierre, dont il eut un moment le triomphe dans sa main. Qu'attendre aussi d'un ancien laquais ivre et stupide?
Le reste est trop connu pour que je m'y arrête. On sait comment périt Maximilien Ier, que certains écrivains voudraient comparer aux Gracques, dont il n'eut ni l'éloquence ni l'élévation. J'avoue que dans l'ivresse de la victoire, je dis à ceux qui lui prêtaient des desseins de dictature: ?Vous lui faites bien de l'honneur; il n'avait ni plan ni vues; loin de disposer de l'avenir, il était entra?né, il obéissait à une impulsion qu'il ne pouvait ni suspendre ni diriger.? Mais j'étais alors trop près de l'événement pour être près de l'histoire.
L'écroulement subit du régime affreux qui tenait toute la nation entre la vie et la mort fut sans doute une grande époque d'affranchissement; mais le bien ici bas ne saurait se faire sans mélange. Qu'avons-nous vu après la chute de Robespierre? ce que nous avons vu depuis après une chute bien plus mémorable. Ceux qui s'étaient le plus avilis devant le décemvir ne trouvaient plus, après sa mort, d'expression assez violente pour peindre leur haine.
On eut bient?t à regretter qu'une si heureuse crise n'ait pu être régularisée au profit de la chose publique, au lieu de servir de prétexte pour assouvir la haine et la vengeance des victimes
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