Mémoires de Joseph Fouché, Duc dOtrante, Ministre de la Police Générale | Page 3

Joseph Fouché
qui vous décha?nez contre les prodiges de la révolution; vous qui l'avez tournée sans oser la regarder en face, vous l'avez subie et peut-être la subirez-vous encore.
Qui la provoqua, et d'où l'avons-nous vue surgir? du salon des grands, du cabinet des ministres: elle a été appelée, provoquée par les parlemens et les gens du roi, par de jeunes colonels, par les petites-ma?tresses de la cour, par des gens de lettres pensionnés, dont les duchesses s'érigeaient en protectrices et se faisaient les échos.
J'ai vu la nation rougir de la dépravation des hautes classes, de la licence du clergé, des stupides aberrations des ministres, et de l'image de la dissolution révoltante de la nouvelle Babylone.
N'est-ce pas ceux qu'on regardait comme l'élite de la France, qui, pendant quarante ans, érigèrent le culte de Voltaire et de Rousseau? N'est-ce pas dans les hautes classes que prit faveur cette manie d'indépendance démocratique, transplantée des états-Unis sur le sol de la France? On rêvait la république, et la corruption était au comble dans la monarchie! L'exemple même d'un monarque rigide dans ses moeurs ne put arrêter le torrent.
Au milieu de cette décomposition des classes supérieures, la nation grandissait et m?rissait. A force de s'entendre dire qu'elle devait s'émanciper, elle finit par le croire. L'histoire est là pour attester que la nation fut étrangère aux manoeuvres qui préparèrent le bouleversement. On e?t pu la faire cheminer avec le siècle; le roi, les esprits sages le voulaient. Mais la corruption et l'avarice des grands, les fautes de la magistrature et de la cour, les bévues du ministère, creusèrent l'ab?me. Il était d'ailleurs si facile aux métreurs de mettre en émoi une nation pétulante, inflammable, et qui sort des bornes à la moindre impulsion! Qui mit le feu à la mine? étaient-ils du tiers-état l'archevêque de Sens, le genevois Necker, Mirabeau, Lafayette, d'Orléans, Adrien Duport, Chauderlos-Laclos, les Sta?l, les Larochefoucauld, les Beauveau, les Montmorency[1], les Noailles, les Lameth, les La Tour-du-Pin, les Lefranc de Pompignan, et tant d'autres moteurs des triomphes de 1789 sur l'autorité royale? Le club breton e?t fait long feu sans les conciliabules du Palais-Royal et de Mont-Rouge. Il n'y aurait pas eu de 14 juillet, si, le 12, les généraux et les troupes du roi eussent fait leur devoir. Besenval était une créature de la reine, et Besenval, au moment décisif, en dépit des ordres formels du roi, battit en retraite, au lieu d'avancer sur les émeutes. Le maréchal de Broglie lui-même fut paralysé par son état-major. Ces faits ne sauraient être contredits.
[Note 1: Ce nom tout fran?ais, déjà si célèbre par son illustration historique, est devenu plus honorable encore, s'il est possible, depuis que le duc Mathieu de Montmorency, à la conduite duquel Fouché fait ici allusion, s'est honoré par l'aveu public de sa faute. Dailleurs, la franchise et la noblesse de sa conduite comme ministre et homme d'état, lui ont acquis l'estime universelle. M. Fouché ne peut rien sur la réputation d'un si haut personnage. Grand protecteur de l'ancienne noblesse sous le régime impérial, Fouché récrimine ici pour reprocher à cette même noblesse sa participation à la révolution; c'est parmi les révolutionnaires une récrimination obligée. Ce qu'il dit peut être vrai à certains égards; mais la petite minorité d'un ordre n'est pas l'ordre tout entier; il y aura toujours d'ailleurs une distance immense entre les prestiges, les imprudences et les fautes de 1789, et les crimes affreux de 1793. La manière de raisonner artificieuse dont se sert Fouché pour s'en laver ne nous para?t pas historiquement concluante. (Note de l'éditeur.)]
On sait par quels prestiges fut soulevée la multitude. La souveraineté du peuple fut proclamée par la défection de l'armée et de la cour. Est-il surprenant que les factieux et les meneurs aient pu s'emparer de la révolution? L'entra?nement des innovations, l'exaltation des idées firent le reste.
Un prince avait mis tout en feu; il pouvait tout ma?triser par un changement dynastique: sa lacheté fit errer la révolution sans but. Au milieu de cette tourmente, des coeurs généreux, des ames ardentes et quelques esprits forts crurent de bonne foi qu'on arriverait à une régénération sociale. Ils y travaillèrent, se fiant aux protestations et aux sermens.
Ce fut dans ces dispositions que nous, hommes obscurs du tiers, hommes de la province, f?mes entra?nés et séduits par le rêve de la liberté, par l'enivrante fiction de la restauration; de l'état. Nous poursuivions une chimère avec la fièvre du bien public; nous n'avions alors aucune arrière-pensée, point d'ambition, aucunes vues d'intérêt sordide.
Mais bient?t les résistances allumant les passions, l'esprit de parti fit na?tre les animosités implacables. Tout fut poussé à l'extrême. Il n'y eut plus d'autre mobile que celui de la multitude. Par la même raison que Louis XIV avait dit: ?l'état, c'est moi!?, le peuple dit: ?le souverain, c'est moi, la nation, c'est l'état!?; et la nation s'avan?a
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