Littérature et Philosophie mêlées | Page 8

Victor Hugo
faudra par exemple à la scène une prose aussi en saillie que possible, très fermement sculptée, très nettement ciselée, ne jetant aucune ombre douteuse sur la pensée, et presque en ronde bosse; il faudra à la scène un vers où les charnières soient assez multipliées pour qu'on puisse les plier et les superposer à toutes les formes les plus brusques et les plus saccadées du dialogue et de la passion. La prose en relief, c'est un besoin du théatre; le vers brisé, c'est un besoin du drame.
Ceci une fois posé et admis, nous croyons que désormais tous les progrès de forme sérieux qui seront dans le sens grammatical de la langue doivent être étudiés, applaudis et adoptés. Et qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée, appeler les progrès, ce n'est pas encourager les modes. Les modes dans les arts font autant de mal que les révolutions font de bien. Les modes substituent le chic, le poncif et le procédé d'atelier à l'étude austère de chaque chose et aux originalités individuelles. Les modes mettent à la disposition de tout le monde une manière vernissée et chatoyante, peu solide sans doute, mais qui a quelquefois un éclat de surface plus vif et plus amusant à l'oeil que le rayonnement tranquille du talent. Les modes défigurent tout, font la grimace de tout profil et la parodie de toute oeuvre. Gardons-nous des modes dans le style; espérons cette réserve de la sagesse des jeunes et brillants écrivains qui mènent au progrès les générations de leur age. Il serait facheux qu'on en v?nt un jour à posséder des recettes courantes pour faire du style original comme les chimistes de cabaret font du vin de Champagne en mêlant, selon certaines doses, à n'importe quel vin blanc convenablement édulcoré, de l'acide tartrique et du bicarbonate de soude.
Ce style et ce vin moussent, la grosse foule s'en grise, mais le connaisseur n'en boit pas.
Nous n'en viendrons pas là. Il y a un esprit de mesure et de critique en même temps qu'un grand souffle d'enthousiasme dans les nouvelles générations. La langue a été amenée à un point excellent depuis quinze années. Ce qui a été fait par les idées ne sera pas détruit par les fantaisies.
Réformons, ne déformons pas.
Si le nom qui signe ces lignes était un nom illustre, si la voix qui parle ici était une voix puissante, nous supplierions les jeunes et grands talents sur qui repose le sort futur de notre littérature, si magnifique depuis trois siècles, de songer combien c'est une mission imposante que la leur, et de conserver dans leur manière d'écrire les habitudes les plus dignes et les plus sévères. L'avenir, qu'on y pense bien, n'appartient qu'aux hommes de style. Sans parler ici des admirables livres de l'antiquité, et pour nous renfermer dans nos lettres nationales, essayez d'?ter à la pensée de nos grands écrivains l'expression qui lui est propre; ?tez à Molière son vers si vif, si chaud, si franc, si amusant, si bien fait, si bien tourné, si bien peint; ?tez à La Fontaine la perfection na?ve et gauloise du détail; ?tez à la phrase de Corneille ces muscles vigoureux, ces larges attaches, ces belles formes de vigueur exagérée qui feraient du vieux po?te, demi-romain, demi-espagnol, le Michel-Ange de notre tragédie, s'il entrait dans la composition de son génie autant d'imagination que de pensée; ?tez à Racine la ligne qu'il a dans le style comme Rapha?l, ligne chaste, harmonieuse et discrète comme celle de Rapha?l, quoique d'un go?t inférieur, aussi pure, mais moins grande, aussi parfaite, quoique moins sublime; ?tez à Fénelon, l'homme de son siècle qui a le mieux senti la beauté antique, cette prose aussi mélodieuse et aussi sereine que le vers de Racine, dont elle est soeur; ?tez à Bossuet le magnifique port de tête de sa période; ?tez à Boileau sa manière sobre et grave, admirablement colorée quand il le faut; ?tez à Pascal ce style inventé et mathématique qui a tant de propriété dans le mot, tant de logique dans la métaphore; ?tez à Voltaire cette prose claire, solide, indestructible, cette prose de cristal de Candide et du Dictionnaire philosophique; ?tez à tous ces grands hommes cette simple et petite chose, le style; et de Voltaire, de Pascal, de Boileau, de Bossuet, de Fénelon, de Racine, de Corneille, de La Fontaine, de Molière, de ces ma?tres, que vous restera-t-il? Nous l'avons dit plus haut, ce qui reste d'Homère après qu'il a passé par Bitaubé.
C'est le style qui fait la durée de l'oeuvre et l'immortalité du po?te. La belle expression embellit la belle pensée et la conserve; c'est tout à la fois une parure et une armure. Le style sur l'idée, c'est l'émail sur la dent.
Dans tout grand écrivain il doit y avoir un grand grammairien, comme un grand algébriste dans tout grand astronome. Pascal
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